Après la surprise du premier tour (14 mai 2023) qui lui a donné une confortable majorité parlementaire (323 sièges sur 600), la réélection de Recep Tayyip Erdoğan semble lui offrir une large liberté d’action, bien au-delà des espérances nourries par les oppositions en Turquie et ses partenaires occidentaux à l’étranger. Par Jean-François Drevet, Telos du 2 juin 2023.
Les rapports annuels de la Commission européenne et du Service européen d’action extérieure (SEAE) confirment la détérioration déjà ancienne des libertés publiques : « Turkey is backsliding. » Mais ses électeurs de l’AKP lui sont restés fidèles, en dépit de sa gestion catastrophique du séisme. Dans des conditions démocratiques normales, les oppositions auraient pu espérer l’emporter[1], mais elles ont aussi perdu faute d’un programme cohérent et novateur.
Bien qu’Erdoğan espère continuer à faire ce qu’il veut, la situation de l’économie est loin de lui être aussi favorable que dans la sphère politique. Les experts sont unanimes à observer sa dégradation profonde et à lui en attribuer la responsabilité personnelle, même s’il incrimine un complot de l’Occident. À moins de poursuivre une fuite en avant dont elle n’a probablement pas les moyens, la Turquie est confrontée à une remise en ordre douloureuse, qui devrait réduire sa capacité d’initiative à l’étranger, du moins c’est ce qu’on espère dans de nombreuses capitales.
Notre propos sera de limiter notre analyse à l’évolution possible de sa politique étrangère, notamment vis-à-vis de l’Union européenne et de ses États membres : dans quelle mesure peut-elle se poursuivre ou s’infléchir ? Comment un pouvoir confirmé va-t-il affronter le contexte international (notamment la guerre en Ukraine) et la montée rapide des contraintes en économie ?
La poursuite de la politique actuelle est-elle soutenable?
Les discours d’Erdoğan font une synthèse entre nationalisme et islamisme qui maximise son bénéfice électoral. Cette option, payante en politique intérieure, l’est-elle aussi en politique étrangère ?
Servie par quelques séries télévisées qui ont connu un vaste retentissement, la célébration d’une grandeur qui remonte au 17e siècle permet de passer sous silence la décadence, puis la fin ignominieuse de l’Empire ottoman et de consolider l’image d’un pays victime du colonialisme. Erdoğan peut ainsi invectiver l’Occident, cible commune des islamistes et des nationalistes, en montrant un pays en train d’affronter courageusement un monde hostile et qui progresse en dépit de la perversité d’ennemis qui sabotent son développement économique.
Soumis à une propagande intense, les Turcs sont flattés des progrès de leur industrie militaire et des incursions de leur armée sur le terrain, notamment les drones Bayraktar qui ont joué un rôle décisif en 2020 dans le Haut-Karabagh et contribuent aux difficultés de l’armée russe en Ukraine. Ils ignorent les échecs diplomatiques et l’isolement qui en résultent. Les média étant presque tous contrôlés par le gouvernement, la population n’a pas beaucoup l’occasion d’entendre un autre discours. Intoxiqués par une vision mégalomaniaque de leur pays, les Turcs ont-ils oublié la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ?
Pour Erdoğan, l’attitude de l’opinion est un feu vert pour de nouvelles aventures militaires, qui l’aident à maintenir sa popularité. S’il en a les moyens, il ira aussi loin qu’il le pourra en affirmant sa « volonté de déplaire » par des gestes aussi spectaculaires que possible[2], car il estime que la « Turquie a le pouvoir politique, économique et militaire de déchirer les cartes immorales et les documents comme le traité de Lausanne qui lui ont été imposés. »
En aura-t-il les moyens techniques et budgétaires ? Peut-il continuer à acheter à grands frais un bouclier anti-missiles à la Russie (S-400), des sous-marins à l’Allemagne et des hélicoptères à l’Italie ? À quoi va servir le porte-aéronefs acheté en Espagne dans une mer aussi étroite que la Méditerranée ? En quoi les territoires envahis ont-ils apporté des avantages à la Turquie ? Moins de réfugiés, des succès économiques, un gain en influence, plus de sécurité ? Le PKK[3] a-t-il été soumis ? Quels avantages ont été retirés de la connivence croissante avec la Russie ? Certains la comparent au choix fatal d’Enver Paşa en 1914 de participer à la Première guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne, qui a conduit l’Empire ottoman à l’effondrement.
Les Turcs devraient s’interroger sur les avantages réels de cette politique. Erdoğan aurait-il « rendu aux Turcs leur fierté », comme semble le croire Dorothée Schmid[4] ? Ce n’était pas nécessaire, Atatürk l’a fait depuis longtemps en gagnant la guerre d’indépendance de 1920-1923. N’auraient-ils pas plutôt besoin qu’on leur rende leur mémoire, après les avoir abreuvés pendant un siècle de propagande nationaliste et islamiste ? Nous reviendrons bientôt sur ce point sensible.
Pourquoi tant de mansuétude occidentale?
On doit aussi se demander comment Erdoğan a pu disposer d’une aussi grande marge d’action. Peut-on expliquer à l’aveuglement des puissances occidentales, notamment des États-Unis et de l’UE ?
On ne compte plus les flatteries et les discours complaisants. L’administration Obama a cru trouver dans l’« islamisme modéré » prétendu de l’AKP une « source d’inspiration » pour les autres pays musulmans. Trump a célébré Erdoğan « as the hell of a leader, a tough man » (2019). Au moment où elle envahissait la Syrie et bombardait le nord de l’Irak, le Secrétaire général de l’OTAN a affirmé « comprendre le souci de sécurité de la Turquie. » D’après Jacques Attali[5], l’Occident cède aux pressions d’une dictature, alors que nous savons bien aujourd’hui que, selon la formule consacrée, « appeasement never works ».
Le Pentagone a longtemps considéré la Turquie, excellent client du complexe militaro-industriel, comme « indispensable » du point de vue géostratégique, avant d’être contraint de changer d’avis après la décision d’Erdoğan d’acheter des S-400, incompatibles avec les normes OTAN. D’où les sanctions CAATSA[6] et l’exclusion de la Turquie du programme des avions F-35. Ensuite, le lobby turc et ses amis industriels ont convaincu Biden d’accepter de moderniser les F-16 d’Ankara, mais le Congrès a imposé ses conditions et semble y tenir.
À l’OTAN, après avoir ratifié le traité d’adhésion de la Finlande, la Turquie fait toujours attendre celui de la Suède. On est « surpris de la surprise » de l’Alliance et de la naïveté suédoise face à l’attitude d’Erdoğan, qui n’allait pas laisser passer une aussi bonne occasion d’exercer son chantage.
À Bruxelles, il y a toujours des partisans de l’ « agenda positif », prêts à renforcer l’Union douanière, abolir les visas et continuer à payer Ankara pour retenir les migrants. Cela irait-il jusqu’à relancer les négociations d’adhésion ? En fait, comme on l’a vu en 2020, l’UE n’a pas de stratégie turque et ses États membres ne s’accordent même pas sur une ligne de conduite, ce qui les prive de capacité d’anticipation et de réaction efficace, ce qui permet à Ankara de garder l’initiative et de se faire craindre de ses voisins.
Les sujets de contentieux sont tellement nombreux qu’il est impossible de les passer en revue dans cet article. On se limitera ici aux questions concernant l’avenir de l’Union douanière et la maîtrise des flux migratoires.
Si la relation politique est difficile, l’union douanière qui remonte à 1996 fonctionne au bénéfice des deux parties. Elle a offert à la Turquie un support essentiel pour moderniser son économie et ouvert le marché turc aux Européens à un prix avantageux[7], beaucoup moins cher que l’adhésion[8]. En conséquence, la Commission a longtemps manifesté de l’intérêt pour son extension aux services. C’était un objectif pour les Européens du fait de leur position potentiellement excédentaire, mais Ankara n’a pas voulu libéraliser des marchés publics qui profitent au parti au pouvoir.
En 2020, le problème de sa suspension a été posé par la Grèce et Chypre à la suite des agressions turques en Méditerranée orientale. Elle a été refusée par le Conseil comme l’embargo sur les armes, au nom du respect des engagements déjà pris. Pendant ce temps, l’excédent commercial de l’UE a fondu, passant d’environ 20 milliards d’euros en 2011-2015 à 1,2 milliard en 2021. L’UE-t-elle toujours intérêt au maintien de cette union ?
Pour le moment, les éléments d’analyse font défaut : la taille de l’excédent n’est qu’une partie du problème qui concerne de nombreuses entreprises et une majorité d’États membres. Plusieurs questions devraient trouver des réponses.
Au-delà de la baisse de l’excédent, quel est l’impact de la dépréciation massive (équivalent à une dévaluation compétitive) de la livre turque sur les échanges ? fonctionnerait-elle au détriment de l’UE, en incitant les multinationales à acheter davantage à la Turquie, éventuellement à y délocaliser des emplois ?
Cette dépréciation est-elle une distorsion de concurrence au détriment des pays méditerranéens associés à l’UE qui ne bénéficient pas de l’union douanière et dont le comportement en politique étrangère est bien plus coopératif que celui de la Turquie ?
Enfin, quel intérêt aurait l’UE à offrir ce cadeau à un gouvernement hostile qui porte atteinte à la sécurité de l’Europe ?
La question migratoire
Lors de la crise migratoire de 2015, après avoir généreusement offert l’asile à environ un million de réfugiés syriens, Angela Merkel a fait adopter par l’UE un accord UE-Turquie qui lui a offert 6 milliards d’euros pour qu’elle retienne les autres sur son territoire. Si les avis sont partagés sur le fonctionnement de cet accord (notamment à cause du chantage migratoire pratiqué contre la Grèce), les dirigeants européens ont accepté de le renouveler. Ainsi l’Europe sous-traite à un pays tiers une tâche qui lui revient, avec les risques de pressions qui en découlent. Plusieurs dirigeants européens sont même allés jusqu’à féliciter la Turquie pour cette fonction, alors que son rôle de pompier pyromane en Syrie n’est pas sans effet sur l’afflux des migrants.
Plus récemment, aux élections de mai 2023, la diaspora turque a voté Erdoğan en proportion plus élevée qu’en Turquie (53 contre 49% au premier tour) dont 73 % en Belgique et 60% en France, ce qui confirme une tendance. Certes, ces résultats ne couvrent qu’une partie de cette diaspora : on ne connaît pas le pourcentage des résidents qui ne sont pas inscrits dans les consulats, ni de celui des personnes qui n’ont pas osé voter parmi les Kurdes, les Gulénistes et d’autres opposants.
Les Turcs de l’étranger ont parfaitement le droit d’utiliser leurs droits civiques et de voter pour qui ils veulent. Ils ne sont ni les premiers ni les seuls à résider dans des pays démocratiques et à souhaiter à leur pays un gouvernement qui ne le soit pas. Cependant, leur choix en faveur d’un président qui pratique une politique hostile aux pays d’accueil et à l’Union européenne ne va pas rester sans conséquences. Dans les États membres, où le contexte est porteur d’un durcissement des lois migratoires, il alimente les partis politiques xénophobes, qui s’interrogent déjà sur la loyauté des immigrés. Enfin, pour ceux qui souhaitent une amélioration des relations UE-Turquie et espèrent l’abolition des visas, ce ne serait pas la meilleure manière d’y parvenir. À l’UE de mieux se faire comprendre d’une population très influencée par les chaînes satellitaires turques et aux États membres de mettre fin aux multiples ingérences de l’AKP et de ses officines.
Langage de la puissance[9] contre capacité de nuisance
Depuis une décennie, la Turquie a surtout fait usage de sa capacité de nuisance, au détriment de ses intérêts réels, afin de valoriser son président face à son opinion publique, ce qui n’a rien apporté de tangible à la Turquie et a même affaibli sa position internationale. N’en déplaise aux thuriféraires, la Turquie et son président en portent une grande part de responsabilité. Mais cette politique est populaire, au-delà même de la clientèle des fidèles de l’AKP.
Indépendamment du résultat des élections, la priorité sera la remise en ordre de l’économie, parce qu’elle ne peut plus attendre et qu’il n’existe pas beaucoup d’alternatives à des mesures impopulaires. Une éventuelle normalisation dépend donc en grande partie de la Turquie. Un gouvernement réélu avec une majorité convenable a le choix de s’enfoncer dans le crise ou de remonter la pente en améliorant ses relations diplomatiques. Les dommages créés par une décennie d’agressions étant importants, ni l’UE ni les États-Unis et les organisations internationales (FMI) n’ont intérêt à se montrer accommodants.
[1] Marc Pierini, ex-ambassadeur de l’UE à Ankara, souligne « le déséquilibre flagrant de la campagne au bénéfice du parti en place » dans Le Monde du 24 mai 2023.
[2] Déclaration d’Erdoğan : « Against impertinence, recklessness and endless demands emanating from 12000 km away. » (cité par Ivan Eland, « Turkey is a bad ally », Huffington Post, 12 août 2014).
[3] Parti des travailleurs du Kurdistan (en kurde, Partiya Karkerên Kurdistan), pour les uns, un mouvement de libération, pour d’autres dont l’UE un groupe terroriste.
[4] Dans sa libre opinion du Monde des 18-19 mai 2023.
[5] En évoquant l’aveuglement des dirigeants occidentaux face à la montée de l’hitlérisme, Jacques Attali conseille : « Nous devons écouter ce que dit le président Erdoğan, le prendre très au sérieux et se préparer à agir en conséquence. Si nos prédécesseurs avaient pris au sérieux les discours de Hitler de 1933 à 1936, ils auraient pu empêcher ce monstre d’agir comme il l’avait annoncé. » (Jacques Attali, 7 septembre 2020 sur Twitter).
[6] CAATSA, Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act, signé en 2017.
[7] En moyenne 900 millions d’euros par an sur la période 2014-2020.
[8] Évaluée pour l’année 2025, sur la base de l’acquis communautaire 2007-2014, à un solde net de près de 26 milliards d’euros 2004 : 31,4 milliards d’euros de transferts communautaires, moins la contribution turque au budget UE, estimée à 5,6 milliards d’euros (source : Commission européenne).
[9] Olivier Bouquet : « À nous de cesser de rêver la Turquie comme nous la voudrions et de lui parler le langage de la puissance », dans Le Monde du 24 mai 2023.
Jean-François Drevet, Ancien fonctionnaire européen, spécialiste des politiques de voisinage et d’élargissement