Au cours de ces dernières années, la politique étrangère conduite par la Turquie – en Syrie, en Libye au Haut-Karabakh ou encore en Méditerranée orientale – a souvent été perçue par ses partenaires occidentaux traditionnels (États-Unis et UE) comme excessivement interventionniste, voire agressive. Les tensions étaient multiples entre Ankara d’un côté, Washington et les Européens de l’autre. Par Bayram Balci & Nicolas Monceau dans Le Conversation du 19 avril 2023.
Depuis février 2022, le conflit en Ukraine a rebattu les cartes. Se positionnant en tant que médiatrice entre Kiev et Moscou, Ankara est redevenue un acteur incontournable sur la scène internationale.
Au même titre que la crise économique ou les séismes du 6 février dernier, l’activisme diplomatique turc pèsera sans doute sur les prochaines élections présidentielle et législatives, qui se tiendront le 14 mai et pourraient aboutir à la fin de l’ère Recep Tayyip Erdogan et de son parti AKP, entamée en 2002.
Ankara-Moscou : vingt ans de rapprochement
Alors que durant la guerre froide, la Turquie et l’URSS avaient été des adversaires idéologiques, Ankara a développé avec la Russie, au cours des vingt dernières années, un « partenariat stratégique » fondé sur une relation ambivalente : coopération politique, économique et militaire renforcée d’un côté, rivalités régionales de l’autre (en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh, les deux parties ont soutenu, et soutiennent encore, des camps opposés).
Le volume des échanges commerciaux n’a cessé de croître depuis vingt ans et la Turquie est aujourd’hui fortement dépendante de Moscou pour ses besoins énergétiques (la Russie est son premier fournisseur de gaz) et la société russe Rosatom est en train d’y construire une centrale nucléaire. Le tourisme en provenance de Russie, estimé à plusieurs millions de visiteurs par an, représente aussi un apport de devises essentiel pour la Turquie.
Dans le contexte de la dégradation des relations entre la Russie et les pays européens, ces échanges devraient sans doute se renforcer dans l’avenir, facilités par l’absence de visa pour voyager entre les deux pays et le maintien de liaisons aériennes directes entre la Turquie et la Russie malgré les sanctions européennes.
De plus, de nombreux entrepreneurs russes utilisent la Turquie pour acheter des marchandises européennes en contournant les sanctions occidentales, ce qui conduit certains à considérer la Turquie comme le « cheval de Troie » des sanctions contre la Russie.
Enfin, le rapprochement stratégique entre les deux pays s’est traduit par la mise en œuvre d’une coopération militaire dont témoigne l’achat par Ankara en 2017 de systèmes de défense antiaérienne S-400 auprès de Moscou, ce qui a entraîné les protestations des alliés de la Turquie au sein de l’OTAN et l’adoption de sanctions par les États-Unis : en juillet 2019, l’administration Trump a exclu la participation de la Turquie du programme de construction de l’avion de chasse américain F-35. En décembre 2020, les États-Unis interdisent tout nouveau permis d’exportation d’armes à l’agence gouvernementale turque en charge des achats d’armement. À terme, ces sanctions étatsuniennes pourraient conduire la Turquie à se rapprocher d’autres partenaires que ses alliés occidentaux.
Ankara-Kiev : un partenariat militaire intense
Parallèlement à cette proximité croissante avec la Russie, la Turquie a développé depuis la disparition de l’URSS des relations économiques importantes avec l’Ukraine, les deux pays étant riverains de la mer Noire.
Ankara importe des céréales et des oléagineux depuis l’Ukraine, dont les touristes affluent tout au long de l’année sur les côtes turques (2 millions en 2021, en troisième position après la Russie et l’Allemagne). Le tourisme en provenance de Russie et Ukraine, qui représentait un quart du total en 2021, s’est brutalement arrêté à partir de février 2022, malgré les efforts des autorités turques pour le relancer. Par ailleurs, la Turquie est devenue un pays d’accueil pour de nombreux réfugiés ukrainiens ayant fui la guerre, mais aussi pour de nombreux Russes qui fuient la répression dans leur pays, la mobilisation ou les effets des sanctions occidentales.
urtout, depuis l’affaiblissement de ses liens avec ses partenaires occidentaux, Ankara s’est tournée vers Kiev pour développer une coopération renforcée en matière d’industrie de défense et exporter sa production de drones. En mai 2016, un premier accord d’armement officiel acte la fourniture des drones turcs Bayraktar à l’Ukraine.
En août 2020, un accord bilatéral prévoit une coopération accrue entre les industries de défense turque et ukrainienne, avec la mise en place de projets communs en matière de production de navires de guerre, de drones et un échange de savoir-faire et d’équipements. En 2021, des marins militaires ukrainiens sont formés par la Turquie. Un accord est signé pour la production conjointe de drones en novembre 2021 et l’ouverture d’une usine qui produira le drone turc TB2 Bayraktar SİHA en Ukraine est prévue pour fin 2023.
Les drones turcs ont été utilisés par l’Ukraine contre les séparatistes pro-russes du Donbass pour la première fois en octobre 2021. Depuis le déclenchement de l’agression russe en 2022, ils ont été employés à de multiples reprises contre les colonnes blindées russes en Ukraine, et auraient aussi joué un rôle dans l’attaque du croiseur russe Moskva en avril 2022, suscitant l’irritation de Vladimir Poutine.
Lors d’une visite du président Erdogan à Kiev début février 2022, les deux pays ont signé un accord de libre-échange qui favorise l’approfondissement de la coopération militaire et technologique bilatérale à travers la multiplication de projets de défense communs, incluant notamment des transferts de technologies. Au cours du premier trimestre 2022, les exportations d’armements turcs vers l’Ukraine ont été multipliées par 30. La Turquie bénéficie aussi, pour le développement de ses drones, du niveau technologique de l’Ukraine en matière de motorisation aérienne.
Une posture de médiation
La relation de dépendance de la Turquie à l’égard de la Russie, dont témoigne le fort déséquilibre des échanges économiques et commerciaux entre les deux pays, combinée à ses liens privilégiés avec l’Ukraine sur les plans économique et militaire, a conduit Ankara à ne pas prendre totalement parti pour l’un ou l’autre camp dans le conflit, et à tenter de jouer un rôle de médiation.
D’un côté, la Turquie a toujours exprimé sa solidarité à l’égard de l’Ukraine dans son conflit avec la Russie. Elle a condamné l’annexion de la Crimée en 2014 et n’a jamais reconnu les républiques autoproclamées du Donbass. Elle a dénoncé l’agression russe contre l’Ukraine, appelé Moscou à retirer ses troupes et fermé les détroits de la mer Noire au passage des navires de guerre russes. Mais, de l’autre côté, elle n’applique pas les sanctions européennes contre Moscou. C’est dans ce contexte qu’elle a proposé ses bons offices pour le règlement du conflit.
Depuis février 2022, trois rencontres ont été organisées entre les diplomaties russe et ukrainienne sur le territoire turc. Parallèlement, Recep Tayyip Erdogan est l’un des rares dirigeants mondiaux à pouvoir s’entretenir avec Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, qu’il a tous deux rencontrés personnellement au cours de l’année 2022.
La Turquie a également joué un rôle décisif en signant en juillet 2022 l’accord céréalier, ukraino-russe sous l’égide de l’ONU, qui a permis à près de 25 millions de tonnes de céréales ukrainiennes d’être exportées en sortant du blocus imposé à l’Ukraine et d’atteindre leur destination au Moyen-Orient et Afrique pour éviter une crise alimentaire mondiale. En mars 2023, la Turquie et l’ONU ont annoncé la prolongation de l’accord international sur l’exportation des céréales ukrainiennes.
Certains observateurs ont interprété cette posture comme une opportunité, pour la Turquie, de redynamiser sa politique étrangère, confrontée à de multiples errements et échecs au cours des dernières années dans la région.
Quelles conséquences sur les relations avec les alliés de la Turquie ?
Au plus bas à cause des facteurs cités plus haut, les relations entre Ankara et l’Occident se sont dernièrement réchauffées, les Occidentaux appréciant l’intérêt que présente la posture d’intermédiaire entre Moscou et Kiev qu’a adoptée la Turquie et, bien sûr, sa position stratégique, qui fait d’elle la gardienne des détroits de la mer Noire. Aux yeux des partenaires occidentaux, la Turquie retrouve une valeur stratégique qu’elle semblait avoir perdue.
En outre, face à la menace plus sensible que jamais posée par la Russie, la Finlande et la Suède, traditionnellement neutres, ont décidé de rejoindre l’OTAN. La Turquie, membre de l’Alliance, est incontournable dans le processus d’adhésion des deux nouveaux pays candidats en raison de l’unanimité requise des pays membres de l’organisation.
Si la Finlande a été admise en mars 2023, la Suède voit pour l’instant son adhésion bloquée par la Turquie (ainsi que la Hongrie). Les autorités turques reprochent à la Suède d’héberger des militants kurdes qu’elle considère comme des terroristes, et réclame leur extradition. Plusieurs incidents diplomatiques ont également dégradé les relations entre les deux pays, malgré de nombreux contacts au plus haut niveau et un mémorandum d’accord levant le blocage d’Ankara à la candidature de Stockholm (et de Helsinki) signé en juin 2022.
Et après le 14 mai ?
Le conflit russo-ukrainien offre ainsi à la Turquie un levier qu’elle peut utiliser aussi bien envers la Russie pour affaiblir son influence en mer Noire par une coopération renforcée avec l’Ukraine qu’envers ses partenaires occidentaux, afin de leur rappeler qu’elle demeure un allié utile dans ce conflit en sa qualité de puissance régionale médiatrice, puisqu’elle est le seul pays membre de l’OTAN à dialoguer avec les deux belligérants.
L’inconnue demeure l’évolution de la politique étrangère turque après les élections du 14 mai 2023. En cas de victoire de l’opposition, une inflexion dans le discours des autorités turques pourrait être envisageable. La « table des six », qui réunit six partis d’opposition autour de son candidat unique Kemal Kiliçdaroglu, a promis le retour à une diplomatie institutionnalisée et une normalisation des rapports avec l’OTAN. Dans la pratique, en revanche, une certaine continuité des orientations de la politique étrangère d’Ankara semble toutefois probable sur plusieurs enjeux (question chypriote, relations avec la Russie), en raison de la position géopolitique de la Turquie et de ses liens de dépendance avec ses voisins.
Par Bayram Balci & Nicolas Monceau dans Le Conversation du 19 avril 2023.