Ankara, qui a soutenu l’offensive contre le régime de Bachar al-Assad, espère désormais pouvoir rapatrier un grand nombre de réfugiés syriens, assurer la reconstruction du pays et poursuivre son assaut contre les groupes kurdes liés au PKK.
Libération le 10 décembre 2024
Au-delà de l’opposition et des rebelles syriens, un autre acteur ressort gagnant de la chute du régime de Bachar al-Assad : la Turquie. Ankara, qui a joué un rôle trouble dans l’offensive fulgurante du groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS) en le soutenant indirectement, espère désormais tirer profit de ce nouveau contexte syrien, aussi incertain demeure-t-il. «Alors qu’une nouvelle ère s’ouvre à Damas, nous serons aux côtés de nos frères syriens, comme nous l’avons déjà été lorsqu’ils ont vécu des moments difficiles, a déclaré le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan à un groupe d’ambassadeurs depuis la capitale turque ce lundi 9 décembre. Nous poursuivrons nos efforts pour le retour sûr et volontaire des Syriens et pour assurer la reconstruction du pays.»
«Notre industrie peut efficacement s’adapter»
Parmi les objectifs premiers d’Ankara figure le rapatriement d’autant de réfugiés syriens que possible. Dans un contexte de xénophobie exacerbée depuis quelques années, la question du retour des plus de 3 millions de Syriens présents dans le pays domine la vie politique turque. Dès 2017, Ankara a procédé à l’expulsion forcée de Syriens vers le nord-est du pays, contrôlé par des milices à sa solde. Depuis la réélection de Recep Tayyip Erdogan à l’issue de la présidentielle de mai 2023, ces expulsions ont pris un tour quasi systématique, les autorités turques refusant par ailleurs de renouveler les titres de séjour de nombreux Syriens, les plongeant de fait dans la clandestinité. Déjà, après la prise d’Alep par HTS, fin novembre, le ministre de l’Intérieur Ali Yerlikaya se félicitait du fait que «42 % des Syriens de Turquie sont originaires» de la ville et que «beaucoup pourraient y retourner une fois que la zone sera sécurisée».
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Outre le rapatriement des Syriens, la Turquie espère aussi prendre part à la reconstruction du pays en mobilisant ses entreprises, dont beaucoup entretiennent de longue date des liens étroits avec Recep Tayyip Erdogan. S’adressant au Financial Times, un cadre d’une grande société de BTP affirmait de la sorte que «si la paix [en Syrie] s’installe, c’est une grande opportunité». Ainsi Bloomberg soulignait-il ce lundi que les actions des entreprises turques liées à la construction, notamment de cimentiers et de sidérurgistes, ont bondi suite à la chute de Bachar al-Assad. «Notre industrie peut efficacement s’adapter à la nouvelle situation sur le terrain», a déclaré à l’agence new-yorkaise Fatih Yücelik, le président de l’association des cimentiers turcs Türkçimento.
Un futur gouvernement «favorable»
D’un point de vue sécuritaire, la Turquie profite déjà de cette nouvelle configuration pour intensifier son offensive à l’égard des Forces démocratiques syriennes, un groupe multiethnique et disparate bien que dominé par les milices kurdes du YPG, liées au PKK, par ailleurs soutenu par les Etats-Unis et qui contrôle à ce jour des pans entiers du nord-est de la Syrie. La semaine dernière, alors que HTS lançait son offensive contre Alep, les milices de l’Armée nationale syrienne (ANS), à la solde d’Ankara, ont ravi la ville de Tall Rifaat aux YPG. Dimanche, ce même groupe a chassé des milices du YPG de la ville de Manbij.
Dans ce contexte, Ankara cherchera à tout prix à empêcher le groupe kurde de jouer un rôle dans un gouvernement post-Assad. «Tout groupe qui serait une extension du PKK ne pourrait pas participer aux négociations sur l’avenir de la Syrie, a prévenu dès dimanche le chef de la diplomatie turque Hakan Fidan. Nous sommes en contact avec nos amis américains à ce sujet. Ils savent à quel point nous sommes sensibles à la question du YPG et du PKK», a-t-il affirmé. Si les Etats-Unis conservent à ce jour près de 900 soldats pour assister les groupes kurdes dans le nord-est du pays, le président-élu Donald Trump, qui prendra ses fonctions le 20 janvier 2025, a prévenu dès samedi que la Syrie «n’était pas le combat [des Etats-Unis]». Ainsi faut-il s’attendre à ce qu’Ankara poursuive ses assauts contre les groupes kurdes en Syrie.
Qui plus est, sur le plan géopolitique, la chute du régime Assad renforce considérablement la position de la Turquie. Si plusieurs Etats participeront à l’édification d’un gouvernement post-Assad, Ankara figurera sans doute au premier rang de ceux-ci. Ainsi, comme l’affirme Gönül Tol, analyste au Middle East Institute, sur X, Ankara bénéficiera d’un nouveau gouvernement syrien qui lui sera «favorable». Face à la Russie, enfin, la Turquie jouit désormais d’un meilleur rapport de force. Ainsi, dimanche, le président Erdogan allait-il jusqu’à dire qu’il «ne restait plus que deux véritables dirigeants dans le monde» : lui et le président russe Vladimir Poutine.