Traduit par Renaud Soler; Paru le 25/11/20 dans Al-Monitor en turc
Après avoir manqué de se confronter à la Russie en Syrie et en Libye puis dans le Haut-Karabakh, où elle a pu conjurer ce danger grâce au mécanisme d’observation du cessez-le-feu, la Turquie fait son retour dans le jeu syrien. Tout en continuant à mettre la pression sur les Kurdes à l’est et à l’ouest de l’Euphrate, elle conduit en particulier des travaux de fortification autour de l’autoroute M4, dans la région d’Aïn Issa au nord de Rakka. Des armes lourdes, des radars et des appareils de surveillance ont été déployés en certains points des lignes de contact avec les Forces démocratiques de Syrie (FDS) commandées par les Kurdes.
Selon des sources kurdes, l’armée turque et ses supplétifs de l’armée nationale syrienne ont commencé à développer des installations militaires à Sayda, au nord d’Aïn Issa, ainsi qu’à Tell Tamer et Zirkan (Abu Rasayn). Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, les forces turques se sont installées au début du mois de novembre à Kaffifa, Aïn Rummana, Tina et Rabia, à proximité de l’autoroute M4.
Mervan Rojava, directeur du bureau de presse des Unités de protection du peuple (YPG), a confirmé ces développements. Dans une entrevue avec Al-Monitor, il ajoute qu’une tour d’observation a été construite à Sayda, qui donne directement sur l’autoroute M4, pour y implanter des caméras et des tireurs d’élite. Sayda se trouve en hauteur du camp de réfugiés d’Aïn Isa, où vivent des familles de Rakka et de Deir ez-Zor déplacées au cours des combats contre l’État Islamique. Rojava rappelle qu’après l’opération turque Source de Paix, l’autoroute M4 est devenue une bande de séparation entre les forces turques et les FDS : « L’armée turque installe des bases militaires et creuse des tranchées à seulement quelques centaines de mètres de l’autoroute », confirme-t-il.
Depuis l’opération Source de paix, au cours de laquelle les Turcs avaient occupé Tel Abyad (Grê Sipî) et Ras al-Aïn (Serê Kaniyê), la principale implantation des Turcs à proximité de l’autoroute M4 est située aux silos de Shergirak. Il existe une autre implantation au village de Misherfa, en direction de Tel Tamir.
Selon les informations fournies à Al-Monitor par le journaliste kurde installé en Syrie Nazım Daştan, des déploiements de troupes ont lieu ces derniers temps aussi bien sur les bases de Shergirak et de Misherfa, que vers les nouveaux points d’implantation. Dans les environs de Madrut, à proximité de Tel Abyad, sur la ligne de Zirkan (Abu Rasayn) et dans les villages de Hoshan et Khalidiye, sur l’autoroute M4, les travaux de creusement de positions, canaux et tunnels se sont accélérés. À propos des évolutions à Sayda, qui est abandonné et se trouve dans la zone-tampon entre les deux camps, Daştan donne ces informations : « il y a quelques temps, les autorités turques ont rencontré les Russes pour leur faire part de leur volonté de fonder une base à Sayda. Les Russes n’ont pas fourni de réponse positive. Une attaque turque importante a eu lieu peu après mais elle a été repoussée par les SDG. C’est à la suite de cette attaque que les Turcs ont commencé à creuser des positions et des tunnels à l’endroit où ils se trouvaient. Ils ont aussi construit une tour d’observation, d’où l’on peut surveiller l’autoroute M4 et Aïn Issa ».
Mervan Rojava ajoute que simultanément, les attaques se sont intensifiées. Dans la région d’Aïn Issa, Khalidiye, Hoshan et Sayda, d’un côté, dans celle de Tell Abyad, Arida, Kur Hasan et Kazali, de l’autre, sont en permanence visés par des armes lourdes. « La vie des civils qui habitent dans les environs des silos de Shergirak, où se trouve la plus grande base militaire turque de la région, est devenue un véritable enfer. Même si, d’après les accords russo-turcs, les convois civils sont censés être sous protection russe, l’autoroute M4 n’a pas cessé d’être une route de la mort. Il n’est pas rare que les convois soient visés par des armes automatiques et il y a déjà eu des blessés. Cette autoroute est le terrain de jeu de l’armée nationale syrien qui rançonne, enlève, menace et lève des droits de passage sur les usagers », commente-t-il.
Le moment est critique et conduit à se demande si une nouvelle page de l’opération Source de paix n’est pas en train de s’écrire. Pendant que les Américains étaient occupés par leurs élections durant tout le mois d’octobre, le président Recep Tayyip Erdoğan a évoqué à plusieurs reprises à des opérations militaires. Dans quasiment chacune de ses prises de parole, il a fustigé la coopération entre les États-Unis et les YPG, qu’il considère comme un soutien au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Le 3 octobre : « Soit les régions d’implantation des terroristes sont nettoyées comme il nous l’a été promis, soit nous y allons et nous le faisons nous-mêmes ». Le 24 octobre : « Là-bas, il y a la volonté de fonder un État terroriste. La Turquie ne permettra jamais l’installation d’un État terroriste sur ses frontières ». Le 28 octobre, il a de nouveau averti que si tous les terroristes n’étaient pas expulsés de la région en application de la promesse faite à la Turquie, une opération militaire pourrait être lancée à tout moment.
La dynamique sur le terrain est parallèle à ces messages présidentiels. Tant que Donald Trump est président et que les Américains n’ont pas le regard tourné vers le Rojava, on dirait que la Turquie essaye de pousser son avantage. Avec la défaite de Trump, qui avait fourni plusieurs occasions d’agir à Erdoğan, par ses décisions subites, le contexte a changé. Depuis que la victoire de Joe Biden a été confirmée, Erdoğan a mis en veilleuse ses menaces.
Malgré tout, les préparatifs de terrain se sont accélérés. Le relatif désintérêt des Américains pour la région pendant la période de transition est une opportunité pour Erdoğan : l’élargissement de l’opération Source de paix, qui était restée cantonnée entre Tel Abyad et Ras el-Aïn, demeure une possibilité. Même si le gouvernement s’efforce de donner l’impression qu’il s’adapte à la nouvelle donne américaine, la virulente hostilité contre l’entité pratiquement autonome dans le nord de la Syrie conserve en grande partie sa validité, avec le soutien même de l’opposition turque. Erdoğan, en jettant aux orties le processus de paix avec les Kurdes, a beaucoup misé sur cette hostilité : il a pu s’assurer du soutien du Parti d’action nationaliste (MHP, extrême-droite) et passer à un système présidentiel. Il est fort possible que ce discours de « destruction du couloir terroriste » se repète tant qu’une nouvelle béquille n’aura pas été trouvée par le pouvoir.
Il est certain que l’élection de Biden devrait provoquer une rupture dans la politique turque. Les Kurdes attendent tout particulièrement une baisse de la tension, au point que le commandant des SDG, Mazlum Abdi Kobani, a peint un tableau optimiste à Amberin Zaman pour Al-Monitor : « Même si la probabilité d’une intervention militaire turque au Rojava n’est pas nulle, elle a significativement diminué ». Des sources kurdes syriennes ont commenté l’entrevue de Kobani en soulignant que ses propos reflétaient les attentes de l’administration autonome et visaient aussi à rappeler les États-Unis et la Russie à leurs engagements. Pour autant, la possibilité d’un passage à l’action de la Turquie n’était pas écartée.
À une question d’Al-Monitor à propos de la possibilité d’une attaque turque, Mervan Rojava a répondu : « bien qu’ils sachent qu’en particulier avec les élections américaines, le climat politique n’est pas à leur avantage, les Turcs cherchent une occasion pour attaquer le nord de la Syrie. Même si les États-Unis et la Russie sont les garants des accords qui ont été passés, ils ne peuvent pas empêcher les opérations de l’occupant turc. La Turquie pourrait essayer de pousser son avantage avec son vieil allié Trump, mais je ne crois pas qu’elle en ait les moyens ni le courage, car les conséquences pourraient être désastreuses ». Même si les conditions évoluent au détriment de la Turquie, Daştan considère les travaux militaires turcs comme des préparatifs pour une attaque d’ampleur : « Même si l’attaque n’est pas pour tout de suite, elle se prépare. Dès qu’ils en auront l’occasion, ils peuvent passer à l’action ».
Depuis l’année dernière, les Kurdes étaient inquiets que les Turcs n’attaquassent Kobani. Les anticipations se portent plutôt aujourd’hui du côté d’Aïn Issa. Si Aïn Issa tombe, Kobani sera encerclé, à l’exception de la route de Tichrine. C’est la raison pour laquelle les Kurdes voient une attaque contre Aïn Issa comme une étape avant une opération contre Kobani. Ils craignent aussi qu’en échange d’un acquiesement au plan russe pour Idlib, les Turcs ne reçoivent en échange l’autorisation d’élargir les opérations de Source de paix contre les Kurdes.
L’attitude des Russes risque de compliquer les calculs turcs. Dans le cadre des accords de Sochi du 22 octobre 2019, des patrouilles russo-turques sont organisées à l’est et à l’ouest de la zone contrôlée par Source de paix, jusque dans les périphéries de Kobani. Même si les attaques de la Turquie n’ont pas été stoppées, ce mécanisme donne aux Ruses une chance de contrôler la situation. Au-delà des conditions des accords d’octobre 2019, la Russie s’est installée sur la base abandonnée par les Américains à Aïn Issa et l’armée syrienne a repris des positions le long de l’autoroute M4 et sur la frontière avec la Turquie.
Les nouveaux travaux militaires de la Turquie peuvent certes se limiter à un objectif de contrôle renforcé de l’autoroute M4. L’agence de presse gouvernementale Anadolu souligne dans un article que l’autoroute M4 est utilisée pour les livraisons de pétrole du gouvernement syrien dans les régions qu’il contrôle : « Le régime d’Assad, sous sanction américaine, continue de recevoir du pétrole du partenaire américain, l’organisation terroriste YPG/PKK. Le mois dernier, les échanges pétroliers entre le régime d’Assad et l’organisation ont concerné 15 000 véhicules. Les camions citernes transportant le pétrole de la région de Rumeylan, occupée par les YPG/PKK, ont été vus à Tel Tamir, Aïn Issa et Rakka, occupés par l’organisation ». Pour interrompre ce flux, il faudrait donc contrôler l’autoroute M4 et les carrefours stratégiques.
Fehim Tastekin est un journaliste turc et chroniqueur pour Turkey Pulse d’Al-Monitor qui a précédemment écrit pour divers journaux turcs. Il est spécialisé dans la politique étrangère de la Turquie et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. Sur Twitter : @fehimtastekin
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