« Après la visite inédite du prince héritier d’Abou Dhabi à Ankara en novembre dernier, le président turc a multiplié les signes d’ouverture à l’égard d’autres pays du Moyen-Orient, marquant un changement de stratégie dans sa politique étrangère » rapporte Noura Doukhi dans L’Orient Le Jour.
Amorcés il y a près d’un an, les efforts turcs pour tendre la main à plusieurs rivaux régionaux s’accélèrent. Signe d’un changement de stratégie en politique étrangère, Ankara a récemment affiché sa volonté de se rapprocher de plusieurs pays de la région à l’instar de l’Égypte, des Émirats arabes unis (EAU), de l’Arabie saoudite, d’Israël et de l’Iran, en vue de consolider ses intérêts géopolitiques et économiques. « Le recalibrage de la politique étrangère turque a débuté en 2021 après que le pays a constaté que son approche agressive et ambitieuse avait été préjudiciable à ses intérêts, ayant conduit à son isolement régional et à la détérioration des relations avec ses partenaires occidentaux », souligne Sinan Ulgen, spécialiste des affaires internationales turques au Carnegie Europe à Bruxelles. Les velléités expansionnistes de la Turquie en Syrie, en Libye, en Méditerranée orientale, dans le Caucase ou encore en Asie centrale, avaient provoqué l’ire de ses voisins ainsi que de ses alliés de l’OTAN. Si Ankara cherche aujourd’hui à améliorer ses relations avec les pays de la région, son revirement s’inscrit plus généralement dans le contexte de la désescalade en cours au Moyen-Orient, entamée au début de l’année dernière avec la réconciliation des pays du Golfe. Mettant fin à un isolement de plus de trois ans du Qatar – soutenu par la Turquie – qui était accusé d’être trop proche de l’Iran et de soutenir les Frères musulmans et ses groupes affiliés, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn avaient décidé lors du sommet du Conseil de coopération du Golfe d’al-Ula, le 5 janvier 2021, de rétablir des relations diplomatiques complètes avec l’émirat gazier. Cette décision, prise à l’initiative de Riyad, était notamment motivée par le souci de faire bonne figure face à l’arrivée de Joe Biden au pouvoir à Washington. Le nouveau locataire de la
Maison-Blanche s’était en effet montré plus ferme que son adversaire républicain Donald Trump sur la question des droits de l’homme et du conflit yéménite, marquant une rupture avec la complaisance de son prédécesseur vis-à-vis des pays du Golfe. « Le départ de Trump, le désengagement américain du Moyen-Orient, l’accord d’al-Ula et le désir des pays de la région de se redresser économiquement dans l’ère postpandémique ont contribué à ce moment de désescalade », observe Ali Bakir, professeur assistant au centre qatari Ibn Khaldoun. Ce climat d’apaisement avait également ouvert la voie à la reprise du dialogue entre l’Iran et l’Arabie saoudite, qui avaient entamé en avril dernier des discussions bilatérales secrètes par l’intermédiaire de Bagdad, avec pour principal objectif de trouver une sortie de crise au Yémen. Riyad et Téhéran seraient même en voie de normalisation de leurs relations, alors qu’une mission diplomatique iranienne auprès de l’Organisation de la coopération islamique a ouvert la semaine dernière ses bureaux à Djeddah, en Arabie saoudite, six ans après la rupture des liens entre les deux puissances. Des avancées qui ne sauraient toutefois dissimuler les tensions qui se poursuivent dans la région, comme l’illustrent les récentes attaques menées la semaine dernière à Abou Dhabi par les rebelles houthis – soutenus par l’Iran – provoquant l’explosion de trois camions-citernes, à l’heure où Washington et Téhéran s’efforcent de sauver l’accord de 2015 sur le nucléaire dans le cadre des pourparlers en cours à Vienne. « S’il est de plus en plus probable que les négociations avec l’Iran sur le JCPOA se terminent amèrement, la situation régionale pourrait davantage se tendre avec le retrait de Téhéran de ces pourparlers, note Sinan Ulgen. Dans ce contexte, les pays du Conseil de coopération du Golfe n’ont pas intérêt à avoir une relation acrimonieuse avec la Turquie et d’autres puissances régionales. »Symbole de la détente amorcée entre les EAU et la Turquie, la visite inédite le 24 novembre dernier du prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammad Ben Zayed al-Nahyane à Ankara pour y rencontrer le président Recep Tayyip Erdogan. Cette rencontre entre deux hommes forts aux ambitions rivales constituait une première depuis 2012. Lors du printemps arabe, les relations entre Ankara et Abou Dhabi s’étaient fortement dégradées, le premier soutenant des groupes islamistes proches des Frères musulmans, tandis que le second menait une contre-révolution face à ce qu’il considérait comme une menace existentielle à son propre régime. Le président turc avait par la suite suspecté les EAU d’avoir joué un rôle dans la tentative de coup d’État de juillet 2016 pour le renverser et avait pris l’année suivante le parti de Doha face au blocus imposé par le quartette arabe. Si les deux parties continuent de soutenir des camps opposés sur plusieurs théâtres régionaux à l’instar de la Libye, de la Tunisie ou encore de la Syrie, la période de désescalade actuelle incite Ankara « à revenir à un programme axé sur l’économie et à se concentrer sur la diplomatie pour récolter les fruits de ses efforts antérieurs, sous la forme d’accords politiques et économiques, tout en préservant sa position sur les principaux théâtres géopolitiques concernant le PKK, la Syrie, la Méditerranée orientale et la Libye entre autres », souligne Ali Bakir.
Noura Doukhi dans L’Orient Le Jour, 24 janvier 2022