« Estimant la France «otage» du PKK sur le sujet, Ankara a, selon nos informations, noué des contacts discrets avec Paris » dit Jean-Dominique Merchet dans l’Opinion.
Libye, Syrie, Grèce, « ingérence » : les relations entre la France et la Turquie, dégradées depuis deux ans, connaissent des hauts (rares) et des bas (nombreux). Ainsi, le président Erdogan ne participera pas à la conférence sur la Libye, ce vendredi à Paris mais son pays sera représenté. C’est en Syrie que les choses sont les plus complexes, la Turquie contestant l’alliance militaire contre Daech entre la France et les forces kurdes proches du PKK.
Recep Tayyip Erdogan ne viendra pas à Paris. Sauf coup de théâtre, le président turc séchera la conférence internationale pour la Libye, organisée par Emmanuel Macron ce vendredi dans la capitale française. La Turquie est pourtant un acteur essentiel de cette crise, avec la présence de troupes sur place et son influence politique sur la scène libyenne. A la veille de la réunion, Ankara n’avait toujours pas explicitement confirmé sa participation, avant de finalement confirmer la présence d’un simple vice-ministre des Affaires étrangères.
De la Libye, les deux présidents Macron et Erdogan en ont pourtant parlé, lors de leur rencontre le 31 octobre en marge du G20 à Rome. C’était même la priorité du président français, qui tient au succès de cette conférence. Est-ce un nouveau coup de froid entre Paris et Ankara ? Ce n’est pas certain. Simplement un épisode supplémentaire d’une relation particulièrement complexe depuis deux ans, que l’extrême personnalisation du pouvoir dans les deux capitales ne simplifie pas.
La querelle a débuté en Syrie et c’est de là dont il faut repartir pour comprendre la situation. En octobre 2019, l’armée turque pénètre dans le nord-est de la Syrie pour en chasser les combattants kurdes du PKK — officiellement PYD — le long de sa frontière. Ankara agit alors avec le feu vert explicite du président Trump, mais la conséquence est douloureuse pour Paris : les forces spéciales françaises (TF Hydra), engagées aux côtés des combattants kurdes contre Daech et intégrées au dispositif américain, doivent plier bagage en quelques heures. L’épisode est très mal vécu à l’Elysée où l’on dénonce le comportement inacceptable d’un allié au sein de l’Otan. « Ce sont les Américains qui ont humilié les Français, pas nous », fait-on valoir côté turc.
« Mercenaires terroristes ». Ce n’était pourtant pas une surprise : la Turquie n’a jamais accepté que ses alliés, français et américains, s’allient avec la branche syrienne du PKK pour combattre Daech. Vu d’Ankara, il s’agit de « mercenaires terroristes », alors qu’à Paris, on les considère comme des « frères d’armes ». L’incompréhension est totale, même si certains diplomates français reconnaissent, en privé, que « travailler avec le PKK allait poser des problèmes ». Le parti kurde figure toujours sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne.
Deux ans plus tard, la question se focalise sur le sort des jihadistes français détenus « sur zone ». En mars dernier, dans Le Figaro, le coordonnateur national du renseignement Laurent Nuñez citait le chiffre de « près de 250 adultes », en comptant les épouses. La plupart d’entre eux sont détenus dans des camps et des prisons tenus par les forces kurdes du PYD, dans le nord-est de la Syrie. Le 15 octobre, les forces kurdes ont libéré plus de 600 anciens membres de Daech, tous de nationalité syrienne. Le sort des étrangers, dont les Français, reste incertain. A l’exception des enfants — au cas par cas — , les autorités françaises ne souhaitent pas rapatrier ces jihadistes pour les juger en France, préférant sous-traiter le problème.
Après de fortes tensions bilatérales, les relations franco-turques ont commencé à s’apaiser en mars dernier, lors d’un échange téléphonique entre les deux présidents. Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan se sont ensuite entretenus en tête-à-tête lors du sommet de l’Otan, le 14 juin, puis récemment lors de celui du G7
« Les Français sont otages du PKK pour la garde des camps », fait-on valoir côté turc, où l’on dénonce ce « Guantanamo à la syrienne », en référence au camp américain où les terroristes post-11 septembre ont été détenus dans des conditions juridiques assez approximatives. Selon nos informations, la Turquie a discrètement et proposé son « aide » à la France pour « garder ailleurs et autrement » les jihadistes français, en convenant que « le meilleur moyen reste le rapatriement dans les pays d’origine ». Mais, en attendant, il serait possible de « discuter » sans aller jusqu’à créer un Guantanamo à la turque.
L’objectif politique d’Ankara est « d’apporter l’aide nécessaire aux alliés occidentaux pour qu’ils ne coopèrent plus avec le PKK ». En matière de lutte antiterroriste, l’assistance policière n’a jamais cessé entre la France et la Turquie, notamment dans le cadre du « protocole Cazeneuve » de 2014, qui organise le rapatriement des jihadistes et de leurs familles. Selon Laurent Nuñez, en mars dernier, « un peu plus de 300 adultes et près de 130 enfants » avaient été « renvoyés vers la France » après avoir été « le plus souvent interpellés en Turquie ». Par ailleurs, Paris et Ankara partagent la même hostilité vis-à-vis du régime de Bachar al-Assad et coopèrent sur les sujets humanitaires.
« Couacs ». Après de fortes tensions bilatérales, les relations franco-turques ont commencé à s’apaiser en mars dernier, lors d’un échange téléphonique entre les deux présidents. Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan se sont ensuite entretenus en tête-à-tête lors du sommet de l’Otan, le 14 juin, puis récemment lors de celui du G7. Différentes rencontres ministérielles ont aussi eu lieu (avec Jean-Yves Le Drian, Bruno Le Maire et Franck Riester) et la ratification par la Turquie, mi-octobre, de l’Accord de Paris sur le climat a été appréciée.
Les « couacs » n’ont pas cessé pour autant. Les accusations d’« ingérence » formulées par Emmanuel Macron lors d’un entretien à « C dans l’air » en mars ou sa sortie, dans Le Monde, sur « la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier la domination qu’elle a exercée en Algérie » n’ont guère été appréciées à Ankara. Deux autres dossiers restent sur la table : la Libye et la Grèce. En Libye, la Turquie assure partager les mêmes objectifs politiques généraux que la France. Le désaccord porte sur la demande française d’un « départ des mercenaires et forces étrangères » . Or, parmi ces dernières figure l’armée turque, présente dans le pays à la demande du gouvernement reconnu par la communauté internationale. «
L’Egypte veut le départ de l’armée turque de Libye et la France subit la pression de l’Egypte » expliquent les Turcs, alors que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi participe à la conférence de Paris. Les Emirats arabes unis, dont la France est proche, naguère très actifs en Libye, semblent sur le reculoir après la défaite militaire infligée à leur allié, le maréchal Haftar, par l’armée turque. Quant à la Grèce, l’accord de défense signé entre Paris et Athènes le 28 septembre, en marge du contrat pour trois frégates et six nouveaux Rafale, reste en travers de la gorge turque. Alors que les trois pays sont membres de l’Otan, on y voit à Ankara « une alliance au sein de l’alliance [atlantique] contre un autre allié ». Et les mêmes de s’interroger sur ce qu’il se passerait en cas de nouvelles tensions navales en Méditerranée orientale .
L’Opinion, 11 novembre 2021, Jean-Dominique Merchet