« Depuis plusieurs années, le président turc a décidé d’engager une politique à rebours de toutes les théories classiques. Recep Tayyip Erdogan estime que les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation. Il a systématiquement demandé à la Banque centrale turque de baisser les taux depuis deux ans, engageant une dangereuse spirale inflationniste et de chute de la livre turque » dit Laurence Daziano dans l’Opinion.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a pris de court les marchés en décidant, le 20 décembre, de lier la valeur de certains dépôts bancaires en livres turques au cours du dollar. La monnaie turque s’est fortement redressée, passant de 18,45 livre pour 1 euro le 18 décembre, à 12,06 livre pour 1 euro le 24 décembre. Il y a un an, 1 euro valait 9,21 livres…
Avant son intervention, l’inflation avait atteint 21 % en rythme annuel et la monnaie a perdu jusqu’à 60 % de sa valeur face au dollar depuis janvier. La baisse de la livre turque a fait chuter le pouvoir d’achat des ménages et a renchéri le coût de production des entreprises. Le président turc entend poursuivre sa politique hétérodoxe qui crée une spirale de hausse des prix, de chute de la monnaie, de renchérissement des facteurs de production et d’appauvrissement des populations. Ce scénario, s’il devait se poursuivre, mettrait l’économie « hors de contrôle » et ressemblerait à la chute du Venezuela dans les années 2000 sous la présidence d’Hugo Chavez.
L’économie turque prend une trajectoire « vénézuélienne » : la livre turque a touché un nouveau plus bas historique après que la Banque centrale a décidé d’abaisser son principal taux directeur, de 15 % à 14 %, pour le quatrième mois consécutif ; l’inflation devient hors de contrôle ; des pénuries de produits alimentaires et de médicaments apparaissent.
Depuis plusieurs années, le président turc a décidé d’engager une politique à rebours de toutes les théories classiques. Estimant que les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation, il a systématiquement demandé à la Banque centrale turque de baisser les taux depuis deux ans, engageant une dangereuse spirale inflationniste et de chute de la livre turque. Trois gouverneurs de la Banque centrale ont été limogés. La Turquie agit à contre-courant des vagues de resserrement monétaire en cours dans plusieurs pays émergents et amorcées aussi par les pays développés pour contenir la hausse des prix.
Appauvrissement. Persuadé qu’il ne faut pas étouffer les ménages avec une remontée des taux d’intérêt et que la chute de la monnaie peut doper les exportations, Erdogan n’entend pas changer de politique. Il mise tout sur une croissance tirée par les exportations . Pourtant, l’appauvrissement des Turcs est spectaculaire. L’effondrement de la monnaie se traduit par une envolée des prix difficilement soutenable, le pays étant très dépendant des importations. Le président turc, qui a écarté un éventuel contrôle des capitaux pour freiner la chute de la livre, pourrait ne pas avoir le choix. Si celle-ci devait se poursuivre, une partie de l’économie pourrait se « dollariser » comme au Venezuela.
Erdogan est engagé dans une course contre la montre en vue de la présidentielle de 2023. Plusieurs sondages indiquent que le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, et celui d’Ankara, Mansur Yavas, ses principaux challengers, obtiendraient une majorité au second tour contre le président turc, de même que Kemal Kilicdaroglu, le chef du principal mouvement d’opposition, le Parti républicain du peuple. Désormais, les oppositions (nationaliste, kurde, centriste) ont l’avenir de la Turquie entre leurs mains pour éviter une spirale vénézuélienne, pour autant qu’elles soient unies en 2023.
Laurence Daziano est maître de conférences en économie à Sciences Po.
Laurence Daziano dans l’Opinion, 26 décembre 2021, image: AP- Burhan Ozbilici