La Turquie plonge dans un bourbier politique après l’arrestation du maire d’Istanbul/ Yavuz Baydar /MEDIAPART Blog

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Lors d’une vaste opération policière, Ekrem İmamoğlu, maire d’Istanbul et rival populaire du président Erdoğan, a été arrêté. Il est accusé de corruption et de liens avec des groupes associés aux « réseaux terroristes ». Cette répression est perçue comme une avancée majeure vers une autocratie à part entière en Turquie. Voici une explication des événements et de son importance.

Médiapart, le 19 mars 2025

La répression était-elle attendue ou a-t-elle pris le public par surprise ?

Depuis un certain temps, il était de notoriété publique que les autorités préparaient une enquête approfondie, et même Ekrem İmamoğlu lui-même a récemment évoqué une manœuvre dirigée contre lui. Tout récemment, la police financière (MASAK) a perquisitionné les bureaux liés à la municipalité métropolitaine d’Istanbul et à ses branches, confisquant des ordinateurs de bureau. Le signe le plus fort de l’opération est apparu hier, lorsque l’Université d’Istanbul a annulé son diplôme, invoquant des irrégularités présumées dans son transfert en 1990 d’une université privée du nord de Chypre vers la faculté d’administration des affaires. Détenir un diplôme universitaire est une condition préalable à la candidature aux élections présidentielles selon la loi turque. Ainsi, cette répression n’était qu’une question de temps, plutôt que d’éventualité.

Les accusations d’Erdoğan contre İmamoğlu ont-elles un fondement réel ?

Deux affaires parallèles impliquent İmamoğlu et une centaine d’autres suspects. La première concerne une vaste enquête pour corruption, alléguant des activités frauduleuses d’envergure, telles que le transfert illégal de pots-de-vin et de dessous-de-table obtenus via des appels d’offres. D’après les déclarations du parquet, ces allégations semblent détaillées et suffisamment concrètes pour être analysées.

En revanche, l’autre dossier repose sur une prétendue collaboration avec ce que les procureurs qualifient de « réseaux terroristes », notamment le KCK, une branche du PKK, accusant l’administration d’İmamoğlu d’avoir embauché des terroristes ou des sympathisants. Ce dossier est purement motivé politiquement plutôt que judiciairement.

Dans l’ensemble, ces deux affaires visent à empêcher İmamoğlu d’avancer politiquement et de défier Erdoğan lors des prochaines élections présidentielles. Il est très probable que le processus suive une trajectoire claire : dans le meilleur des cas, cela aboutira à une interdiction politique, et dans le pire, à un emprisonnement. La soumission du pouvoir judiciaire à l’exécutif en Turquie plaide fortement en faveur d’un tel dénouement.

İmamoğlu peut-il battre Erdoğan lors des prochaines élections ? Est-ce la raison pour laquelle Erdoğan s’en prend à lui ?

Sans aucun doute. Pour Erdoğan, en tant qu’homme fort de la Turquie, l’objectif reste inchangé : établir, à l’instar d’Aliyev en Azerbaïdjan, de Loukachenko en Biélorussie ou de Poutine en Russie, un système lui permettant de rester au pouvoir à vie. Comme ces dirigeants, il perçoit un immense risque à quitter le pouvoir, redoutant les conséquences. Ainsi, Erdoğan a suivi un schéma constant : soit intégrer ses rivaux potentiels à son parti, soit les emprisonner.

L’un des premiers à en faire les frais a été le populaire politicien kurde Selahattin Demirtaş, emprisonné depuis plus de huit ans malgré une décision de la Cour européenne. Aujourd’hui, le prochain sur la liste semble être İmamoğlu qui, aux côtés du maire nationaliste d’Ankara, Mansur Yavaş, est donné au coude-à-coude avec Erdoğan dans des sondages fiables.

Toutefois, même si İmamoğlu remportait le scrutin, la question demeure : le « système » — une structure autocratique fondée sur l’unité des pouvoirs — lui permettrait-il réellement de revendiquer la victoire ?

Que peut faire İmamoğlu maintenant ?

Il fera certainement appel de l’affaire du « faux diplôme », mais l’évolution des enquêtes en cours sur la « criminalité organisée » et « l’aide et la complicité de terrorisme » reste incertaine. Ces procédures pourraient traîner en longueur. Dans le contexte actuel, il est fort probable qu’il soit placé en détention provisoire.

Un des scénarios possibles est qu’il soit frappé d’une interdiction d’exercer toute activité politique pendant plusieurs années. Un autre, plus immédiat, est que le gouvernement nomme un administrateur à sa place en tant que maire, lui retirant son titre pour cause de liens présumés avec des « activités terroristes ».

Certains optimistes estiment que cette situation ne fera que renforcer sa candidature, tandis que d’autres pensent l’inverse. Un homme politique expérimenté du centre-droit m’a confié ce matin que la plus grande erreur d’İmamoğlu avait été d’agir avec précipitation. « Il n’a que 53 ans », m’a-t-il dit. « Il a le temps devant lui face à un président vieillissant. Il aurait pu se concentrer sur son travail actuel et attendre son tour. »

L’opposition pourrait-elle maintenant proposer un autre candidat ?

Il est évident qu’Erdoğan fera tout pour se retrouver face à un adversaire plus faible et plus prévisible. À ce stade, le candidat le plus probable semble être Mansur Yavaş, un politicien discret d’Ankara issu des Loups Gris, une faction ultranationaliste du MHP.

Au-delà de Yavaş, aucun autre candidat sérieux de l’opposition ne semble émerger.

Cette manœuvre nuira-t-elle politiquement et électoralement à Erdoğan, ou pas nécessairement ?

Il existe une forte dose d’illusion chez ses opposants qui espèrent une « auto-sabotage » d’Erdoğan. De même, certaines analyses qui insistent sur la « peur » qui le motiverait pourraient induire en erreur quant à la réalité objective.

Ayant établi un contrôle quasi total sur l’appareil d’État, le pouvoir judiciaire et les médias, Erdoğan demeure confiant, d’autant plus que la conjoncture internationale lui est de plus en plus favorable. Il avait perdu quelques points d’approbation l’année dernière, mais il les a regagnés, principalement grâce à ses actions en Syrie.

Sur le plan intérieur, il a réussi à diviser les deux principaux blocs de l’opposition, le CHP et le parti pro-kurde DEM, en offrant des concessions à ce dernier, notamment des améliorations des conditions de détention du leader du PKK, Abdullah Öcalan.

En réalité, ses manœuvres politiques visent à maintenir les deux partis affaiblis et distants l’un de l’autre. Aujourd’hui, les Kurdes rêvent de « paix » — un terme ambigu dans le contexte actuel — tandis que l’électorat turc laïc est de plus en plus mis sur la défensive. La stratégie d’Erdoğan consistant à « gouverner par le chaos » semble, jusqu’à présent, être un succès.

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