« Alors que se tient à Bruxelles un sommet extraordinaire de l’OTAN ce jeudi 24 mars 2022, la guerre en Ukraine sera-t-elle l’occasion pour la Turquie de reprendre un tournant atlantiste, après deux décennies de relations tendues avec les États-Unis et l’Europe? » rapporte Ariane Bonzon dans Slate.
Cette guerre en Ukraine est l’occasion rêvée d’un revirement stratégique pour le président turc. Vladimir Poutine devenu «infréquentable», Recep Tayyip Erdoğan va reprendre un cap plus atlantiste: c’est en tout cas ce que veulent croire d’anciens diplomates et analystes turcs.
«Recep Tayyip Erdoğan est un politicien hors pair, il en est tout à fait capable», estime le géopolitiste Yörük Işık, tandis que l’ancien ambassadeur turc Selim Kuneralp rappelle que «les voltefaces ne lui sont pas étrangères après tout». Même l’écrivain Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature, évoque cette perspective: «Pour Recep Tayyip Erdoğan, la guerre en Ukraine est une excellente opportunité de prouver à l’OTAN et à l’Occident qu’il est un allié fidèle. Quoiqu’il ne le dise pas assez fort dans les journaux turcs de peur de perdre certains de ses soutiens islamistes, électeurs anti-Occidentaux.»
Or pour qu’il y ait un revirement stratégique atlantiste, il faut que le président turc réancre rhétoriquement, structurellement et militairement son pays dans l’OTAN: l’Alliance est le cœur du réacteur atlantiste. Premier problème: cela irait contre la majorité de l’opinion publique acquise à sa cause.
Le souvenir de la guerre froide
Ces personnalités turques fondent leurs espoirs sur le fait que l’histoire se répète, et qu’une re-bipolarisation, une nouvelle guerre froide, se met en place. «La Turquie va être obligée de revenir en arrière, plus particulièrement aux années de l’immédiat après-guerre, et chercher le soutien des États-Unis et de l’Europe», juge Selim Kuneralp. Sinan Ülgen lui, rattaché au think thank Edam, estime que son pays sera de nouveau courtisé en raison de «l’importance géostratégique de la Turquie pour les États-Unis et l’Occident, importance qui augmentera, comme dans les années de la guerre froide».
Après tout, l’ennemi n’est-il pas le même aujourd’hui qu’en 1952, lorsque la Turquie est devenue membre de l’OTAN? «La Russie est de nouveau l’ennemie numéro un comme à l’époque de la guerre froide, encore plus agressive et imprévisible que l’Union soviétique de Staline», confirme Selim Kuneralp.
À une nuance essentielle près, rappelle Gareth Jenkins, chercheur associé au Silk Road Studies Program: «Durant la guerre froide, l’alliance entre la Turquie et les États-Unis reposait sur la peur du communisme, et ce sont les militaires turcs et américains qui en étaient la colonne vertébrale.» Autrement dit, le communisme constituait un danger intérieur et une préoccupation politique quotidienne communs aux deux armées. Ce n’est plus le cas: le «danger» communiste a disparu et l’influence de l’armée turque s’est effondrée en 2007.
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La confiance est rompue dès 2003
De plus, l’entente turco-américaine, au fondement de l’engagement turc dans l’OTAN, est mal en point depuis un bon moment. Malgré une croyance répandue, ce n’est pas l’achat de missiles russes antiaériens S-400 en 2019 qui a porté le coup de boutoir décisif à la relation entre les États-Unis et la Turquie. Selon Gareth Jenkins, il faut remonter à 2003, «lorsque le Parlement d’Ankara a refusé à Washington l’autorisation de passer par la Turquie pour projeter ses forces en Irak, puis lorsque l’armée américaine a intercepté et détenu plusieurs membres des forces spéciales turques à Süleymaniye [en Irak du nord, ndlr]».
Les dégâts ont donc eu lieu au début du mandat de Recep Tayyip Erdoğan. Rien ne s’arrange la décennie suivante, car «les États-Unis et la Turquie se retrouvent engagées dans ce qui constitue quasiment une guerre de proximité au nord de la Syrie», Washington s’y étant allié avec des combattants kurdes autonomistes du PYD et du PKK, lequel est en conflit armé contre Ankara depuis les années 1980. Par la suite, le pouvoir turc développe une rhétorique anti-américaine systématique, accusant Washington d’être derrière la tentative du putsch du 15 juillet 2016.
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Le coup de maître de Poutine
C’est trois ans plus tard que Vladimir Poutine convainc Recep Tayyip Erdoğan d’acheter et d’installer des S-400 russes sur son territoire. Un coup de maître: «Tout appareil de l’arsenal turc doit être “calibré” sur le radar de détection des batteries S-400, et aussi les F-35, s’ils avaient été livrés. Le système S-400 est donc avant tout un outil d’acquisition d’informations stratégiques», explique Marc Pierini, chercheur associé à Carnegie.
Yörük Işık résume: «Ainsi, Poutine domine les Américains, sabote les relations entre les États-Unis et la Turquie, affaiblit l’OTAN, le tout en empêchant le déploiement des F-35 sur le flanc sud de la Russie.»
En effet, «anticipant les sanctions américaines, Vladimir Poutine a réussi à priver la Turquie, c’est-à-dire aussi l’OTAN, de 120 appareils furtifs F-35 de dernière génération qui seraient bien utiles aujourd’hui en Mer noire», ajoute Marc Pierini, selon lequel «la Turquie est désormais largement prisonnière de la stratégie militaire russe». D’ailleurs, Ankara ne participe pas au déploiement militaire terrestre auquel procède l’OTAN actuellement, de l’Estonie à la Roumanie, ayant pour objet de rassurer les pays de la zone. Pas trace d’un seul drapeau turc.
Dès lors, quels que soient les gestes apparents d’apaisement de la Turquie (rapprochement avec Israël, la Grèce, l’Arménie, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite; dénonciation de l’invasion russe en Ukraine; vote aux Nations Unies condamnant l’agression et appelant au retrait des troupes russes; fermeture des détroits aux navires russes), la situation de la Turquie vis-à-vis de l’OTAN est figée.
La main tendue d’Erdoğan
Pourtant, assure Yörük Işık, «si l’OTAN décidait d’intervenir en Ukraine, la Turquie prendrait ses responsabilités. Elle se joindrait aux opérations, ce n’est même pas une hypothèse, c’est certain à 100%.» Le problème est que, selon certaines interprétations, la présence des S-400 russes sur le sol turc met l’architecture de défense de l’Alliance en danger, tandis que dans les couloirs de celle-ci, on voudrait être sûre que la Turquie ne penche trop du coté russe.
«Pour se garantir que la Turquie n’agisse pas trop favorablement à l’égard de la Russie, les États-Unis pourraient faire des concessions à l’égard d’Ankara –approuver la vente de quarante nouveaux F-16, par exemple. Mais Washington ne fera pas plus, considère Gareth Jenkins. Il n’y a aucune chance qu’elle lève les sanctions CAATSA liées à l’achat des S-400 russes, sauf si Recep Tayyip Erdoğan s’en débarrasse –ce qu’il ne fera pas car ce serait une humiliation politique à quelques mois des élections présidentielles et parlementaires en juin 2023.»
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C’est ce qui permet d’éclairer l’information selon laquelle des responsables américains ont récemment suggéré à Ankara, de façon très informelle, de transférer son système antiaérien S-400 à l’Ukraine, et d’aider du même coup son voisin de la Mer noire bombardé par la Russie. Transfert irréalisable aujourd’hui, car il se heurterait à de nombreux obstacles techniques et politiques. Or du côté de Washington, toute volonté turque de revirement stratégique risque d’être mesurée à cette aune.
Alors, du côté turc, on s’inquiète que les alliés atlantistes ne saisissent pas l’occasion qui se présente: «Recep Tayyip Erdoğan veut vraiment procéder à ce virage, explique Yörük Işık, mais il doit faire face à un fort mouvement pro-russe au sein de l’État turc. Si l’Alliance ne répond pas à cette main tendue, ce sera fichu.»
Slate, 24 mars 2022, Ariane Bonzon