S’impliquant dès 2011 aux côtés des opposants au régime de Bachar Al-Assad, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, apparaît aujourd’hui comme le grand gagnant régional du changement de régime.
« Un rossignol chante à Hama et se fait décapiter », souffle Recep Tayyip Erdogan. En août 2011, à Istanbul, le premier ministre turc cite les vers d’un poète islamiste à propos du massacre survenu en 1982 dans la ville syrienne, où le régime avait réprimé dans un bain de sang une insurrection des Frères musulmans. « Comment pouvons-nous accepter que cette immense douleur se reproduise trente ans après dans cette ville meurtrie d’un pays que nous appelions autrefois notre frère ? », poursuit-il, faisant référence à l’offensive menée quelques jours avant ce mois d’août par l’armée contre des manifestants de la ville martyre. La répression du clan Assad contre le « printemps syrien » en était à ses débuts.
Il aura fallu attendre treize ans pour que le vent de la contestation balaie le régime alaouite. Treize ans durant lesquels la Turquie n’a cessé de s’impliquer dans les forces d’opposition. Au point de se retrouver aujourd’hui en première ligne pour imposer ses vues sur l’intégrité territoriale de son voisin. Mais aussi pour garantir au futur gouvernement de Damas une couverture diplomatiqueainsi que la prise en charge, littérale, de la reconstruction du pays.
Même le président américain élu, Donald Trump, a reconnu que la Turquie détenait, aujourd’hui, « les clés » de l’avenir de la Syrie. Grand gagnant au niveau régional du changement de régime, le chef de l’Etat turc a su, de son côté, opportunément rappeler, non sans satisfaction, le 7 décembre, au moment de la chute du régime assadien, que son pays était et a toujours été « du bon côté de l’histoire ».
Portes ouvertes aux réfugiés
Dès le début du soulèvement syrien, Ankara soutient les mouvements de contestation. Pour Gönül Tol, directrice du centre d’études turques au Middle East Institute, la Turquie est même devenue très tôt le « protecteur » indispensable, sinon le « parrain de l’opposition syrienne ». La proximité de Recep Tayyip Erdogan avec les Frères musulmans, qui se sont alignés dès le début de la guerre civile avec des factions de l’opposition, et la volonté d’empêcher les militants kurdes de se masser à la frontière turque sont les moteurs de cette politique d’intervention turque. L’ambition croissante de stabiliser le Nord syrien pour y renvoyer les millions de réfugiés installés sur son territoire viendra plus tard.
La première réunion de l’opposition syrienne est organisée dans un hôtel chic d’Istanbul, en avril 2011. Alaouites, Kurdes, sunnites, islamistes et laïcs sont tous réunis afin d’écarter « religions, sectes, groupes ethniques » et affirmer en chœur : « Nous sommes tous des nationalistes syriens, tout ce que nous voulons, c’est la liberté. »
Moins d’un mois plus tard, les divisions éclatent au grand jour lors de la deuxième réunion. Les islamistes n’acceptent pas que les laïcs veuillent séparer la religion de l’Etat dans la Syrie post-Assad. Les groupes ethniques nourrissent entre eux les suspicions et les discussions mettent en évidence les tensions entre Kurdes et Arabes. En outre, plusieurs groupes kurdes, dont le Parti de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), bête noire d’Ankara, boycottent la réunion parce qu’elle se tient en Turquie, qui, à leurs yeux, se montre incapable de résoudre son propre problème kurde.
Tout était là, en germe. Mais le gouvernement turc persiste dans sa volonté de voir tomber le régime de Damas. Il ouvre grand ses portes aux réfugiés, choisit ses réseaux, tâtonne et soutient, un temps, de manière exagérée, les groupes liés aux Frères musulmans dont il surestime l’importance sur le théâtre syrien. Dans la région de Hatay, au sud de la Turquie, un QG de campagne est mis sur pied pour les déserteurs de l’armée syrienne.
Enjeu de politique intérieure
Les grandes manœuvres ont lieu en plein virage nationaliste du désormais président Erdogan, qui s’allie avec l’ultra droitier et réactionnaire Devlet Bahçeli, après les élections de juin 2015, lors desquelles le parti prokurde avait fait une percée historique. En 2016, l’opération « bouclier de l’Euphrate », la première des trois interventions militaires turques, vise à repousser l’organisation Etat islamique et les combattants kurdes à l’ouest de l’Euphrate. Les suivantes ciblent Afrin (2018) et la bande nord de la Syrie, après le retrait partiel des forces américaines (2019).
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Erdogan gagne sur les deux tableaux : ces opérations permettent d’étendre l’influence d’Ankara et de contrer d’autres acteurs comme la Russie, l’Iran et les forces soutenues par les Etats-Unis. En Turquie, la guerre civile syrienne devient un enjeu de politique intérieure majeur, dont le président tirera profit. Au point de rythmer et même de définir, selon plusieurs spécialistes, la présidence d’Erdogan dans les années 2020.
Au sol, le nombre de soldats turcs déployés autour d’Idlib varie autour de 13 000 hommes, répartis dans plus de 50 bases. Même si cette enclave, qui compte près de 4,5 millions de résidents locaux et de déplacés internes, reste sous le contrôle de groupes rebelles, principalement de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), ex-branche d’Al-Qaida en Syrie, l’armée turque y joue un rôle stratégique pour surveiller et contenir les combats. Avec Afrin au nord et la frontière turque à l’ouest, ses soldats y contrôlent les points de passage et les trafics, tout en soutenant les factions rebelles alliées comme l’Armée nationale syrienne (ANS).
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Coalition de miliciens mise sur pied fin 2016- début 2017, cette ANS est devenue une armée de supplétifs aux composantes diverses, réputée pour sa brutalité et sans réelle unité idéologique, si ce n’est celle d’être très antikurde. La Turquie a mis du temps, et non sans mal, à unir la dizaine de factions qui la composent. Pour ne donner qu’un chiffre, au moins 184 affrontements, d’après un rapport du Centre Carter, ont eu lieu au sein des seules factions ANS, entre mars 2020 et décembre 2021.
Liens étroits avec HTC
Les relations avec HTC sont à l’avenant : très tendues. Des liens étroits sont noués avec les Turcs, certaines de ses factions collaborent même épisodiquement avec Ankara, mais HTC n’entretient pas de relations de dépendance directe, contrairement à l’ANS. Sur le terrain, des incidents sporadiques ont lieu avec les soldats turcs. Les plus grosses confrontations se produisent toutefois avec les factions de l’ANS. Fait notable, l’armée turque n’intervient pas pour soutenir un groupe contre un autre, note Orwa Ajjoub, chercheur syrien à l’université de Malmö (Norvège). Elle ne bouge pas lorsque HTC impose son contrôle sur la quasi-totalité d’Idlib, en janvier 2019.
Encore au mois de mai 2024, lorsque HTC se trouve confronté à de vastes protestations d’habitants en colère contre sa gestion d’Idlib, réclamant l’amélioration de leurs conditions de vie et même le départ du chef Abou Mohammed Al-Joulani, la Turquie a gardé ses distances. La stratégie est payante, souligne M. Ajjoub : elle permet in fine de stabiliser la région, évitant toute nouvelle vague migratoire.
Après s’être opposé en octobre à une attaque de HTC et ses alliés contre Alep – le gouvernement turc semble alors vouloir laisser du temps aux tentatives de négociations conduites par le président avec Damas –, Ankara donne son feu vert en novembre. En douze jours, le régime de Bachar Al-Assad s’effondre.
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La Turquie, comme l’ensemble de la communauté internationale, a été prise au dépourvu, surprise par l’efficacité des avancées rebelles. Elle n’en demeure pas moins en contact permanent avec les lignes de front sur le terrain. Elle a été le premier pays à rouvrir son ambassade à Damas. Et c’est bien le chef de guerre victorieux Al-Joulani qui a conduit, dans sa propre voiture, le puissant patron du renseignement turc, Ibrahim Kalin, jeudi 12 décembre, à la mosquée des Omeyyades pour aller prier.
Treize ans après les débuts de la guerre civile, Recep Tayyip Erdogan, celui que l’on surnommait dans sa jeunesse le « rossignol du Coran » pour sa faconde et son habileté à réciter les sourates, peut à nouveau chanter la Syrie, mais cette fois-ci avec le sourire. Lui et son gouvernement viennent de réaliser ce qu’ils ont toujours voulu : participer à la naissance d’un régime ami de l’autre côté de la frontière.