Des investissements au profit du Hamas et le contournement des sanctions contre la Russie ont valu des sanctions à une douzaine d’entreprises turques de la part de Washington
Porte d’entrée majeure des marchandises destinées à la Russie, la Turquie, seul pays de l’OTAN à ne pas appliquer les sanctions, continue d’exporter les microprocesseurs, les composants radio, les pièces de rechange ainsi que les marchandises à double usage (lave-linge, téléphones portables, etc.) qui aident à alimenter la machine de guerre du Kremlin.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, son espace aérien est ouvert aux vols vers la Fédération de Russie, ses ports servent à la réexportation de biens essentiels au complexe militaro-industriel russe, et ses hommes d’affaires servent d’intermédiaires aux entreprises russes en quête de contournement.
Juguler ce commerce est devenu une priorité pour les alliés occidentaux d’Ankara, notamment pour Washington, mieux armé que l’Union européenne pour taper du poing sur la table en cas d’évitement des sanctions.
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Pour la deuxième fois cette année, Brian Nelson, secrétaire adjoint au Trésor américain, a ainsi fait le déplacement en Turquie, jeudi 30 novembre, afin d’expliquer aux autorités la nécessité de mettre un frein aux exportations qui permettent à Moscou de poursuivre sa guerre en Ukraine. « Malheureusement, nous avons assisté, au cours des dix-huit à vingt-quatre derniers mois, à une multiplication par six de la réexportation des composants à double usage les plus préoccupants via la Turquie », a déclaré le sous-secrétaire.
Une chaîne bien rodée
A l’évidence, le commerce est prospère entre les deux pays voisins de la mer Noire. De janvier à septembre, les exportations turques de biens sensibles et à double usage ont grimpé en flèche à destination de la Russie, mais aussi de la Géorgie, de l’Arménie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, cinq Etats post-soviétiques soupçonnés d’agir pour le compte de Moscou.
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Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon une analyse réalisée par le quotidien britannique Financial Times, à partir de la base de données Trade Data Monitor, en 2023, Ankara a déclaré 158 millions de dollars (145 millions d’euros) d’exportation vers ces pays, soit trois fois plus que le niveau enregistré au cours de la même période en 2022. Une progression significative si l’on tient compte du fait que les exportations se montaient à 28 millions de dollars (25,7 millions d’euros) seulement entre 2015 et 2021, soit avant l’agression russe à grande échelle de l’Ukraine.
Pour l’essentiel, les catégories de biens exportés, au nombre de quarante-cinq, selon le Trésor américain, sont utilisées par l’industrie de défense russe pour fabriquer des missiles, des drones, des systèmes de vision pour des avions et des hélicoptères. Produites aux Etats-Unis, dans l’Union européenne, en Asie, ces marchandises parviennent à entrer en Russie grâce à une chaîne bien rodée de sociétés-écrans, de systèmes de réexpéditions multiples et de destinations finales dissimulées dont la Turquie s’est fait une spécialité.
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« Trop de navires et d’avions russes sont en maintenance dans les ports et les aéroports turcs », a dénoncé Brian Nelson, lors d’une conférence de presse à Ankara. L’administration américaine, a-t-il reconnu, peine à convaincre les autorités turques de cesser leur commerce avec Moscou. « Nous n’obtenons pas les résultats que nous souhaitons (…) dans le contexte des expressionstrès sincères de soutien à l’Ukraine » de la Turquie, qui soutient militairement Kiev tout en gardant de bonnes relations avec Moscou.
Erdogan irrité par les réprimandes
Le 2 novembre, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), le bras armé du Trésor américain pour les sanctions, a placé sur sa liste noire Azint Elektronik, un fournisseur d’électronique basé à Istanbul, qui a fourni des circuits intégrés à IC Component, une société de Saint-Pétersbourg liée au complexe militaro-industriel russe. Sanctions aussi pour cinq entreprises maritimes et commerciales turques, épinglées deux mois plus tôt par le Trésor américain pour avoir réparé des navires militaires russes et transporté des articles sensibles vers la Russie.
Autre source d’inquiétude « profonde »,les liens de la Turquie avec le Hamas, évoqués par Brian Nelson, qui a invité le gouvernement turc à sévir contre d’éventuels transferts de fonds. Certes, les Etats-Unis n’ont pas détecté de flux financiers depuis le 7 octobre, date du début de la guerre entre Israël et le Hamas. Mais, a-t-il pointé, Ankara a aidé l’organisation palestinienne par le passé, lorsque des portefeuilles d’investissements, des donateurs, des associations caritatives ont réalisé des levées de fonds.
En mai 2022, le fonds turc de placement immobilier Gayrimenkul Yatirim Ortakligi, coté à la Bourse d’Istanbul, a été mis sur la liste de l’OFAC, qui l’a désigné comme faisant partie du portefeuille d’investissements du groupe palestinien en Turquie.
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Ces réprimandes ont le don d’irriter le président turc, Recep Tayyip Erdogan, pour qui le Hamas n’est pas une organisation terroriste mais un parti politique « qui s’est présenté aux élections en tant que tel et les a gagnées ». « Nous concevons notre politique étrangère uniquement en fonction des intérêts de la Turquie et des attentes de notre peuple », a-t-il rappelé dans un texte publié samedi par son service de presse.
Pas de quoi rassurer les banques et les entreprises turques, qui redoutent plus que tout de tomber sous le coup des sanctions américaines. Ce qui, dans une économie aussi dollarisée que celle de la Turquie, compromettrait leur accès au système financier mondial.