Le meurtre de deux jeunes femmes à Istanbul révèle de façon dramatique un climat peu favorable à l’émancipation des femmes en Turquie. La responsabilité des politiques, jusqu’au président Erdogan, est pointée par les mouvements de femmes.
La Turquie est tragiquement abonnée aux féminicides. On ignore leur nombre exact, mais ils alimentent quotidiennement la chronique. En l’absence de statistiques officielles fiables, les associations épluchent la presse et compilent les plaintes des familles. Leurs chiffres représentent donc le sommet de l’iceberg. Pour cette année, elles recensent 297 féminicides avérés et 160 morts suspectes, des femmes qui tombent de leur balcon par exemple. Donc près de 460 féminicides au moins en 9 mois.
Deux meurtres de jeunes femmes viennent en effet de secouer le pays. Notamment parce qu’ils ne se sont pas produits dans une province reculée, nuitamment, mais en plein cœur d’Istanbul, dans le quartier conservateur de Fatih. Deux jeunes femmes de 19 ans : l’une égorgée, l’autre décapitée sur les remparts de la ville, par un jeune homme de leur âge qui s’est ensuite suicidé. Ce jeune homme, aux tendances suicidaires et perturbé, les harcelait depuis le lycée. Sa mère avait demandé un suivi, les jeunes filles avaient porté plainte contre le harcèlement, en vain. Et c’est malheureusement emblématique de la difficulté des femmes à obtenir justice. Leurs plaintes sont balayées dans les commissariats, et quand la justice prend une injonction d’éloignement d’un ex conjoint jaloux, elle n’est pas en mesure de la faire respecter. Les auteurs de féminicides ont souvent un casier chargé et sont des récidivistes, mais lorsqu’ils sont condamnés sont souvent libérés de manière anticipée pour « bonne conduite ».
Mais la société civile ne baisse pas les bras : des manifestations ont eu lieu dans tout le pays, de Diyarbakir dans l’est à Istanbul, Eskisehir, Izmir, Bolu…
« Les féminicides sont politiques »
C’est le mot d’ordre de ces rassemblements. Les mouvements de femmes veulent dire par ce slogan que ce sont les discours politiques, au plus haut niveau de l’Etat, qui entretiennent un climat permettant les abus. Quand la Turquie se retire de la Convention d’Istanbul, quand elle veut rediscuter de la seule loi protégeant les femmes contre les violences, la loi 6284 que les alliés du président veulent remanier, quand le président Erdogan glorifie la famille, sacrée – où pourtant se commettent la majorité des violences – et non la femme, quand il estime qu’une femme se réalise pleinement en étant mère et non en cherchant du travail, quand les violences sont attribuées à l’alcoolisme ou à la drogue et non à la culture du patriarcat dominante…
On veut nous contraindre à rester à la maison, dénoncent les femmes turques et l’on veut même contraindre nos corps. Elles rappellent là des propos que vient de tenir la première dame, estimant que les bonnes mères accouchent par voie naturelle et non par césarienne. Le contrôle va donc loin.
Le président Erdogan a certes demandé que les peines, notamment dans les cas de violences contre les femmes, soient durcies, que la détention provisoire soit systématique quand le suspect a un casier, et que les libérations anticipées soient mieux contrôlées. Des mesures qui pourraient aller dans le bon sens mais ses détracteurs redoutent qu’elles concernent en priorité non les auteurs d’agressions contre les femmes mais ceux que le pouvoir poursuit de sa vindicte. Comme l’écrit l’un d’eux : « Comment ne pas se dire que ces règles seront appliquées non pas aux meurtriers mais aux journalistes, non pas aux voleurs mais à ceux qui expriment leurs opinions, non pas aux harceleurs mais à ceux qui agissent contre eux ? »
Pour l’heure, la première décision qui a été prise par le gouvernement turc est de bloquer l’accès à la plate forme Discord. Des forums de discussions s’y seraient réjouis des meurtres des deux jeunes femmes à Istanbul. Ce n’est pas la réponse de l’Etat qu’attendent les femmes turques.