Grand Reportage. Cinquième épisode (le 8 septembre 2023) de la série «les nouvelles routes de la soie, dix ans après » de Radio France Internationale.
La Turquie occupe une place centrale entre l’Europe et l’Orient. La Chine l’a bien compris en investissant massivement dans ce pays. Un partenariat qui lui est souvent avantageux. Mais le Covid-19 et la guerre en Ukraine ont rebattu les cartes.
Il faut traverser le Bosphore, détroit qui relie la mer Noire à la mer de Marmara, pour se rendre d’une rive à l’autre d’Istanbul. La plus grande ville de Turquie est à cheval entre le continent européen et asiatique. Côté européen, dans le quartier historique de Sultanahmet, les touristes chinois ont refait leur apparition après le Covid. Ils visitent Sainte-Sophie, le Palais de Topkapi ou encore le grand bazar. En se perdant dans ses ruelles bordées d’échoppes colorées, on trouve des traces ancestrales de la présence chinoise.
La boutique d’antiquités d’Adnan, 40 ans de métier, renferme plus d’un trésor dont deux vases anciens en porcelaine de Chine, bleue et blanche. « Ils datent du XIXè siècle-début XXè, raconte le vendeur, et servaient à transporter de l’eau de zamzam, l’eau sacrée de la Mecque en Arabie saoudite. Les Chinois ont beaucoup produit de céramique blanche et bleue à partir du XVè siècle pour le palais de Topkapi, où se trouve encore aujourd’hui la collection la plus importante et la plus luxueuse au monde de porcelaine blanche et bleue datant de la période Ming », assure Adnan. De la porcelaine chinoise pour le sultan qui vivait dans le palais de Topkapi, à l’époque où Istanbul s’appelait encore Constantinople. Il fallait pour acheminer ces trésors, emprunter les routes terrestres de la soie avant qu’elles ne soient progressivement supplantées par les voies maritimes.
Le port de Kumport, près d’Istanbul, racheté par les Chinois
Aujourd’hui, la Chine envoie toujours une partie de ses produits par la mer vers la Turquie, passage obligatoire entre l’Orient et l’Occident. Et pour assurer ses débouchés, elle s’est même payé le luxe d’acheter le troisième port de marchandises en Turquie: Kumport, à une heure d’Istanbul. L’armateur chinois Cosco en a fait l’acquisition en 2015, en rachetant 65% des parts. Depuis, le port fonctionne à plein régime, voire au-delà de ses capacités, selon Hakan Yakupoglü, responsable des douanes pour l’entreprise de fret maritime Narin. « Presque toutes les entreprises chinoises utilisent le port de Kumport, 80 à 90% des bateaux arrivent ici », explique-t-il, devant un ballet incessant de camions transportant des conteneurs. « Cela crée une suractivité qui peut ralentir l’arrivée et l’envoi de conteneurs, avec des retards de 2 ou 3 jours parfois ».
Les marchandises chinoises arrivent en Turquie par bateau, sur ce port racheté par les Chinois, mais pas seulement. Dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » lancées, il y a 10 ans, par le président Xi Jinping, la Chine a investi dans des voies ferrées, des autoroutes, des ponts. « Pékin veut profiter de la place centrale de la Turquie pour rayonner en Méditerranée orientale », résume Tolga Bilener, spécialiste de la Chine au département de relations internationales de l’Université Galatasaray d’Istanbul, et toucher un marché turc fort de 85 millions de consommateurs ». Les échanges commerciaux ont bondi, passant de 10 milliards de dollars en 2010 à 45 milliards de dollars aujourd’hui, selon le chercheur, faisant de la Chine le troisième partenaire commercial de la Turquie, mais avec un net avantage pour les entreprises chinoises qui exportent bien davantage de produits qu’elles n’en importent.
La Chine, troisième partenaire commercial de la Turquie
Pour s’en rendre en compte, il suffit de se rendre au salon Beauty Eurasia, qui a eu lieu mi-juin près d’Istanbul. Les exposants chinois sont venus en force et ils vendent de tout : des emballages pour cosmétiques, des faux ongles, et des équipements laser. Ces machines multifonctions qui épilent, réduisent la cellulite et enlèvent les tatouages, sont fabriquées en Chine, explique sur son stand Rock Duan, directeur des ventes de Perfect laser : « En Chine, nous avons des usines qui fabriquent tous les composants pour ce genre de machines, des ingénieurs qui ont un savoir-faire de 10 à 20 ans, et des coûts de fabrications moins élevés, ce sont des avantages ». L’entreprise cherche des distributeurs en Turquie, un marché avec une population importante. Le pays occupe également une place centrale « proche du Moyen-Orient et de l’Europe, en plein milieu ! », précise-t-il.
Sohar qui travaille à la tête de Nikarich system, un distributeur de ce genre de machines en Turquie s’intéresse de près aux produits chinois : « Nous utilisons beaucoup de produits chinois en Turquie, car malheureusement les équipements qui viennent d’Europe ou d’Amérique sont trop chers pour le marché turc. Avant je travaillais beaucoup avec des entreprises russes, mais au niveau des douanes c’est plus simple entre la Turquie et la Chine, pour envoyer nos paiements en Chine aussi ». Facilités dans les procédures, prix moins élevés, les avantages sont nombreux mais, selon Sohar « il faut aussi reconnaître que les produits fabriqués en Chine ne sont pas forcément de bonne qualité, on les choisit parce qu’ils sont moins chers ».
La Turquie, en pleine crise économique a besoin de la Chine, de son commerce et de ses investissements. Mais les produits chinois ne font-ils pas concurrence aux produits turcs ? Yaman Ungan, directeur général d’Opontia, qui vend plusieurs gammes de cosmétiques turcs, tient un stand au salon Beauty Eurasia. Et selon lui, la Turquie a des atouts pour résister face à la Chine : la qualité des produits turcs et le « softpower culturel » qui permet à son entreprise de séduire les clients au Moyen-Orient. Avec la dépréciation de la monnaie turque, le pays est également devenu plus attractif : « c’est un nouveau centre de production, la Turquie est un peu devenue la Chine de l’Europe, sans être la Chine », affirme Yaman Ungan.
Relocalisations en Turquie
Après le Covid et la hausse des coûts de transports, plusieurs entreprises occidentales ont en effet préféré relocaliser une partie de leur production en Turquie, plutôt que de produire en Chine. Mais certaines entreprises chinoises ont, semble-t-il, également adopté cette stratégie. Ces investissements font partie du programme des « nouvelles routes de la soie ». En 2021, plusieurs entreprises de téléphonie mobiles chinoises ont installé des usines de fabrication en Turquie pour être au plus près des consommateurs.
Tecno est l’une d’entre elles. Installée dans le quartier de Pendik, sur la rive asiatique d’Istanbul, elle emploie plusieurs centaines de personnes, mais est aussi le théâtre de manifestations ces derniers mois, comme ce jour-là où une poignée de syndicalistes vêtus d’une tunique bleue, la couleur du syndicat Türk Metal, sont venus protester contre les conditions de travail chez Tecno. Ils dénoncent une pression permanente sur les ouvriers. « Ils n’ont pas le droit de se parler, leurs chefs sont toujours sur leur dos, il y a des caméras partout », affirme Serkan Gül, président de Türk Metal à Istanbul-rive asiatique. Selon lui, la liberté syndicale n’est pas non plus respectée. « Si un ouvrier se syndique, il est immédiatement renvoyé ». Difficile de vérifier ces affirmations, les entreprises chinoises communiquent très peu.
Le dossier ouïghour empoisonne les relations sino-turques
Investissements dans les infrastructures, dans les entreprises, les relations économiques sino-turques se sont développées depuis le lancement des « nouvelles routes de la soie ». « C’est dans la tradition de la diplomatie turque de ne jamais mettre les œufs dans le même panier et de diversifier ses partenaires, décrypte Tolga Bilener de l’Université Galatasaray d’Istanbul, tout en sachant que 60% du commerce turc se fait encore avec l’Union européenne et la Russie aussi est un partenaire important ». Mais ces relations trouvent leurs limites aujourd’hui. « On peut parler d’une stagnation. En décembre 2022, le ministre turc des Affaires étrangères a parlé devant le Parlement d’un ralentissement après une période de réchauffement avec la Chine et il a lui-même donné la raison : le dossier ouïghour ».
Le dossier ouïghour est au cœur des relations en dents de scie entre Pékin et Ankara. Cette minorité musulmane et turcophone persécutée en Chine, a trouvé massivement refuge en Turquie, qu’elle considère comme un pays frère, ce qui exaspère Pékin. À Istanbul, ils sont des milliers de Ouïghours à vivre dans le quartier de Zeytinburnu et ses barres d’immeubles sans charme.
Voilée de noir, Mukerem Habit tient une boutique de vêtements traditionnels ouïghours. Cela fait six ans qu’elle vit à Istanbul après avoir quitté la région du Xinjiang en Chine que les Ouïghours appellent encore le Turkestan oriental. « Je suis partie car j’étais opprimée par le gouvernement chinois à cause de ma religion. Mon mari et une de mes filles sont en prison, une autre de mes filles a été internée dans un camp de rééducation », témoigne-t-elle, visiblement émue. Elle se dit en sécurité en Turquie, elle a acquis la citoyenneté du pays.
Les Ouïghours se sentent généralement protégés en Turquie. Le président Recep Tayyip Erdogan a été un des premiers à dénoncer un génocide commis contre cette communauté par les autorités chinoises. Mais les relations entre Ankara et Pékin varient au gré des intérêts économiques et en 2017, le Parlement chinois a ratifié un accord d’extradition avec la Turquie, ce qui inquiète Abdusselam Teklimakan, président d’une association ouïghoure, qui a peur un jour d’être renvoyé en Chine, et de subir le même sort que sa famille : l’internement dans des camps. « Bien sûr, cet accord d’extradition nous inquiète, même si pour l’instant seul le parlement chinois l’a ratifié, pas le Parlement turc, précise-t-il. Tant que le Parlement turc ne l’acceptera pas, nous nous sentirons en sécurité, assène-t-il. S’il le fait, on ne sait pas ce qu’il pourrait arriver à notre communauté. »
Après la guerre en Ukraine, la Turquie nouveau pôle d’attractivité
Les questions politiques et économiques sont étroitement liées dans les relations entre la Turquie et la Chine. Et la question ouïghoure n’est pas le seul point de désaccord entre les deux pays. « Les deux pays sont en compétition en Asie centrale, il y a des divergences au Moyen-Orient sur la Syrie, sur le dossier kurde, rappelle Tolga Bilener, et puis le fait que la Turquie fasse partie de l’Alliance occidentale est déjà un frein naturel pour le développement de ces relations ».
Mais Ankara peut aussi s’en affranchir. Après le Covid et la guerre en Ukraine, la Turquie a renforcé sa place centrale dans la région. La Turquie a été à la manœuvre dans l’accord entre la Russie et l’Ukraine, en juillet 2022, pour l’exportation de céréales ukrainiennes vers le reste du monde et cela « grâce à la force de sa politique étrangère mais aussi sa géographie centrale », rappelle Ahmet Faruk Içik, qui travaille sur les liens avec la Chine au sein de DEIK, une organisation patronale turque.
Du haut de son gratte-ciel dans le quartier d’affaires d’Istanbul, il parie à l’avenir sur le développement de la route transcaspienne, comme « nouvelle route de la soie ». « Avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la route du Nord [qui va de la Chine à l’Europe en passant par la Russie, Ndlr] a perdu de sa pertinence car il n’y a plus de stabilité. Donc la route transcaspienne qui est stable, elle, est devenue une bonne alternative. Elle va du Kazakhstan à la mer Caspienne à un port d’Azerbaïdjan et ensuite par voie ferrée de la Géorgie à la Turquie. »
Les « nouvelles routes de la soie » lancées, il y a dix ans, par Xi Jinping se trouvent à moment crucial pour la Turquie. Le pays a le choix entre privilégier ses relations avec la Chine, devenue incontournable, rester tourné vers l’Occident, ou ménager tous ses partenaires, quitte à jouer les équilibristes.