Le 20 Septembre 2023, signé par Akram Belkaïd, paru dans Le Monde Diplomatique / Manière de Voire
On croyait le dossier de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne clos de facto, il a été rouvert de manière inattendue à la veille du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) à Vilnius (11-12 juillet). Jouant les trouble-fête, le président Recep Tayyip Erdoğan a posé la condition suivante à l’entrée de la Suède dans l’Alliance : « Ouvrez d’abord la voie à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et, ensuite, nous ouvrirons la voie à la Suède. »Jusque-là, Ankara, membre de l’OTAN depuis 1952, refusait de donner son feu vert à la candidature suédoise en accusant Stockholm d’être trop conciliant à l’égard des « terroristes » kurdes vivant sur son sol. Puis vint cette soudaine exigence de relance des négociations avec Bruxelles dont la partie turque semblait pourtant se désintéresser depuis quelques années.
En Lituanie, M. Erdoğan a obtenu satisfaction. Alors qu’il n’y était pas invité, M. Charles Michel, le président du Conseil européen, s’est déplacé pour le sommet et, de sa rencontre avec le président turc a fusé la promesse d’une « redynamisation » des relations entre les Vingt-Sept et la Turquie. Une victoire diplomatique en trompe-l’œil pour le reis. Rien ne lui assure que son pays fera un jour son entrée dans l’Union, alors qu’il fait antichambre depuis 1999. D’abord, en raison d’un obstacle que la Commission européenne se garde bien d’évoquer : aujourd’hui comme au début des années 2000, les populations demeurent hostiles à l’idée d’accueillir un pays musulman de 85 millions d’habitants. Plusieurs États, dont la France et l’Allemagne, ont d’ailleurs pensé à un référendum pour entériner une éventuelle adhésion. « La Turquie ne doit pas devenir un membre de l’Union européenne », déclarait ainsi l’ex-chancelière allemande Angela Merkel, le 24 septembre 2017 (1).
Ensuite, parce que les relations diplomatiques entre la Turquie et les Européens sont désormais marquées du sceau de la confrontation. À la vieille pomme de discorde que constitue le soutien d’Ankara à l’autoproclamée République turque de Chypre du Nord (RTCN) s’ajoutent des positions antagonistes dans les conflits en Syrie, en Libye, en Ukraine et dans le Haut-Karabakh. En Méditerranée orientale, la marine de guerre turque protège des forages gaziers jugés illégaux par Chypre, la Grèce et la France. Le gouvernement d’Ankara instrumentalise aussi la question des migrants qui tentent de rejoindre l’Europe via les côtes grecques ou bulgares en réclamant, comme en 2016, une aide financière pour les retenir ou en menaçant d’« ouvrir les portes » au gré des tensions avec telle ou telle capitale européenne.
Enfin, le délitement de l’État de droit en Turquie, conséquence directe de l’autoritarisme croissant de M. Erdoğan, paraît empêcher toute adhésion à court ou moyen terme de ce pays. L’un des principaux griefs de Bruxelles pour justifier le gel des négociations est la répression à grande échelle menée par les autorités contre les Kurdes, la gauche et toutes les oppositions issues de la société civile (journalistes, intellectuels, artistes, employés d’organisations non gouvernementales, etc.), sans oublier les membres de la communauté (cemaat) du leader islamiste Fethullah Gülen. Le gouvernement turc n’a pas pris en compte « les graves préoccupations de l’Union européenne concernant la détérioration continue de la démocratie, de l’État de droit, des droits fondamentaux et de l’indépendance du pouvoir judiciaire », relève ainsi le dernier rapport de la Commission sur l’élargissement (2).
Pourquoi, dans un tel contexte, M. Erdoğan exige-t-il la reprise des négociations ? Sachant qu’il y a peu de chances pour qu’il se départe de son autoritarisme ou qu’il devienne plus conciliant sur le plan géopolitique, le plus vraisemblable est qu’il entend utiliser les discussions avec Bruxelles pour faire monter les enchères. Car ce n’est pas l’adhésion in fine qui intéresse le reis mais les longues tractations où il entend arracher des concessions immédiates, comme, par exemple, l’amélioration des conditions d’attribution des visas européens à ses concitoyens.
Quoi qu’il en soit, le cas turc est emblématique de l’incapacité de l’Union européenne à proposer une coopération d’envergure à ses voisins du sud et de l’est de la Méditerranée. Le processus de Barcelone engagé en 1995 après les accords d’Oslo est mort, et l’Union pour la Méditerranée, organisation désormais zombie, n’a jamais tenu ses promesses. Obsédés par la lutte contre le terrorisme islamiste, l’immigration clandestine et la sécurité énergétique du Vieux Continent, les Vingt-Sept sont en panne d’imagination vis-à-vis de ce voisinage. Ce dont M. Erdoğan entend profiter. Tout en voulant faire de la Turquie une puissance qui compte, fût-ce en s’opposant frontalement aux intérêts des Européens, il continuera d’exiger un traitement privilégié de la part de Bruxelles.
(1) Boran Tobelem, « Adhésion de la Turquie à l’Union européenne : où en est-on ? », Touteleurope.eu, 14 février 2023.
(2) 12 octobre 2022 (PDF).
Le 20 Septembre 2023, signé par Akram Belkaïd, paru dans Le Monde Diplomatique / Manière de Voire