« Réfugiée en France, la sociologue et militante féministe Pinar Selek est poursuivie depuis vingt-cinq ans par l’Etat turc pour un acte terroriste qu’elle n’a pas commis. Elle fait désormais l’objet d’un mandat d’arrêt international après quatre procès à l’issue desquels, à chaque fois, elle a été acquittée. Elle compte désormais sur la mobilisation internationale pour que cesse l’acharnement judiciaire contre elle. » Interview par TV5 Monde auprès de Pınar Selek le 3 février 2023.
Elle est accusée d’avoir posé une bombe dans le marché aux épices à Istanbul, le 9 juillet 1998. Sauf qu’entre-temps, les experts mandatés par la justice turque l’ont confirmé : il n’y a jamais eu de bombe et c’est l’exposion accidentelle d’une bouteille de gaz qui a fait fait sept morts et 127 blessés ce jour-là.
Mais en cette fin des années 1990, la sociologue Pinar Selek travaille sur les minorités en Turquie. Militante féministe, elle défend les droits des personnes LGBTQI+ et la cause kurde. C’est cet engagement qu’elle va payer au prix fort, par l’acharnement judiciaire de l’Etat turc, dont elle subit encore les conséquences vingt-cinq ans après.
Après deux ans et demi de prison, Pinar Selek est libérée en 2000, soutenue par une mobilisation internationale qui, depuis, ne s’est pas démentie. Alors elle met à profit sa notoriété pour organiser une « Rencontre des femmes pour la paix » à Diyarbakir, dans l’est de la Turquie. Cette première mobilisation sera suivie d’autres rencontres à Istanbul, Batman et Konya.
Engagée contre les violences faites aux femmes
En 2001, elle fonde avec d’autres féministes l’association Amargi qui s’engage dans les mobilisations contre les violences faites aux femmes, pour la paix et contre toutes les dominations. En 2002, Armagi organise « la marche des femmes les unes vers les autres », qui rassemble des milliers de femmes convergeant de toute la Turquie vers la ville de Konya.
En 2004, Pinar Selek publie Barisamadik (« Nous n’avons pas pu faire la paix »), un livre sur la culture militariste et les mobilisations pour la paix en Turquie. En 2006, elle cofonde la revue féministe Amargi, dont elle est toujours rédactrice en chef.
En 2009, Pinar Selek est contrainte de quitter la Turquie ; elle vit aujourd’hui en France, à Nice, où elle est rattachée à l’université Côte-d’Azur.
Le 6 janvier 2023, la Turquie a délivré un mandat d’arrêt international contre la sociologue en exil, accusée de terrorisme pour un attentat qui n’a jamais eu lieu. A l’issue d’un dernier procès, en 2014 – les autres remontant à 2006, 2008 et 2011 – elle a été acquittée pour la quatrième fois ; un cinquième procès est désormais prévu le 31 mars 2023 en Turquie.
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Le 26 janvier 2023, Pinar Selek était l’invitée du JT international de TV5MONDE et répondait aux questions de Marian Naguszewski :
TV5MONDE : Comment réagissez-vous à cette décision de la justice turque ?
Pinar Selek : Cette décision de la Cour suprême me condamne à la prison à vie, mais aussi à une persécution sans fin. Ce procès dure déjà depuis vingt-cinq ans, la moitié de la vie. Je résiste, pourtant, car je sais que je ne suis qu’un tout petit point dans le grand tableau de la résistance, qui se paye au prix très fort en Turquie.
Mon procès est l’un des indicateurs d’un mal enraciné en Turquie depuis bien longtemps. Il reflète à la fois la continuité du régime autoritaire et la configuration actuelle du dispositif répressif. Ce jugement est un paragraphe politique mis en place à l’approche de l’élection présidentielle qui aura lieu en mai 2023.
Vous pensez que vous payez la situation politique à l’approche des élections ?
Quelques jours avant l’assassinat des Kurdes à Paris, fin décembre 2022, j’ai écrit sur mon blog du site de Mediapart que l’année 2023 était prévisible, qu’avant les élections il y aurait des attentats organisés par les « invisibles ». Pas besoin d’être medium pour comprendre comment le gouvernement en difficulté allait mettre en place une stratégie de chaos qui se nourrit du seul répertoire politique du pays. L’attentat du 13 novembre 2022 à Istanbul était annonciateur du pire. Après avoir désigné les Kurdes comme coupables, le gouvernement a lancé des opérations transfrontalières. Ce climat de chaos empêche aussi une possible alliance électorale entre les Kurdes et les kémalistes.
En 2002, le gouvernement néoconservateur et néolibéral est arrivé au pouvoir en voulant se rapprocher de l’Union européenne, avec des promesses de démocratisation. Mais la conjugaison de multiples effets liés aux alliances économiques et politiques transnationales a causé la faillite de la politique néo-ottomane du gouvernement, et les ouvertures se sont refermées. L’AKP au gouvernement s’est allié aux loups gris de l’extrême droite, et le pays est entré dans une période marquée par la dérégulation économique, juridique et sociale.
Pour quelles raisons la Cour suprême a-t-elle annulé votre acquittement de 2014 ? Que vous reproche-t-on exactement ? Toujours cette explosion au bazar égyptien, en 1998, qui, selon les experts mandatés par la justice, était due à une fuite de gaz ?
Oui, c’est toujours la même raison. Mais il y a deux procès. Un premier pour mes recherches et un autre pour l’attentat. A l’époque, ils ont attribué l’explosion aux Kurdes, puis un faux témoin cité mon nom, avant de déclarer qu’il ne me connaissait pas. Ensuite, les experts ont conclu à l’absence de bombe.
Et pourtant, ce procès continue malgré quatre acquittements, le dernier remontant à 2014, dont je pensais qu’il était définitif. Mais le procureur a à nouveau fait appel. Le dossier était à la Cour supême, puisqu’il n’est pas possible de faire indéfiniment appel en cassation. Une audience est maintenant prévue le 31 mars 2023 à Istanbul pour statuer. Difficile pour le tribunal de résister, mais je sais que de nombreux avocats se mobilisent, ainsi que des écrivains, députés, sociologues et beaucoup d’autres qui, depuis la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, viendront témoigner dans cette affaire.
Jusqu’ici j’ai résisté pour ne pas me soumettre à la domination, mais aussi face à la répression, j’ai résisté pour continuer à mener mes travaux d’enseignante-chercheuse à l’université de Nice. On ne peut pas s’habituer à l’injustice, mais tant que les pays occidentaux n’adopteront pas une position claire face à la Turquie, comme pour l’Iran, la situation ne changera pas.
TV5 Monde, le 3 février 2023.