De nombreux centres commerciaux sont au bord de la faillite. Financés par des banques publiques, ils illustrent les mauvais choix économiques d’Erdogan, fustige ce quotidien d’opposition le Cumhuriyet du 21 février 2024
Courrier International, le 22 février 2024
Le montant des augmentations dépend de la seule volonté du président Erdogan, qui a fait cette fois preuve de mansuétude, à quelques mois des élections locales [les municipales se tiendront le 31 mars, et le parti au pouvoir cherchera à gagner dans les grandes villes du pays, dont Istanbul et Ankara]. Le chef de l’État a en revanche annoncé qu’il n’y aurait pas d’autres augmentations au cours de l’année à venir. S’il le désire, il pourra aussi décider d’augmenter quelque peu les pensions des retraités, qui vivent dans la misère. L’économie turque va mal. Mehmet Simsek [ministre de l’Économie, nommé après —Cumhuriyet (Istanbul) Employés, fonctionnaires ou retraités, des millions de gens en Turquie vivent aujourd’hui comme dans un cauchemar. Même avec les nouvelles augmentations de salaire [50 % de hausse pour le salaire minimum et les salaires des fonctionnaires, annoncée pour le 1er janvier par le président de la république, Recep Tayyip Erdogan], les fonctionnaires sont au seuil de la pauvreté, les travailleurs à celui de la faim. Et tous doivent lutter comme ils le peuvent contre une inflation annuelle qui dépasse désormais les 100 %.
Le montant des augmentations dépend de la seule volonté du président Erdogan, qui a fait cette fois preuve de mansuétude, à quelques mois des élections locales [les municipales se tiendront le 31 mars, et le parti au pouvoir cherchera à gagner dans les grandes villes du pays, dont Istanbul et Ankara]. Le chef de l’État a en revanche annoncé qu’il n’y aurait pas d’autres augmentations au cours de l’année à venir. S’il le désire, il pourra aussi décider d’augmenter quelque peu les pensions des retraités, qui vivent dans la misère.
L’économie turque va mal. Mehmet Simsek [ministre de l’Économie, nommé après l’élection présidentielle de mai 2023, et à l’origine d’un changement radical de la politique économique du pays, longtemps refusée par Erdogan] est apparu comme la figure du sauveur. Mais tout ce qu’il peut faire actuellement, c’est chercher à l’étranger des sources de financement pour éviter un défaut de paiement, alors que les réserves en devises de la Banque centrale restent négatives. Et le pire est encore à venir.
À l’issue des élections, nous allons entrer dans un tunnel bien plus sombre. Les politiques d’austérité jugées indispensables par Simsek vont se durcir. Les hausses des taux d’intérêt et des impôts ne seront plus déguisées mais vont s’imposer brutalement. Les conséquences seront la fermeture d’entreprises incapables de payer leurs crédits ainsi qu’une hausse du chômage, qui frappera toutes les catégories de la population.
La mer s’est asséchée et nous voilà sur le sable. Et ce à cause des nouveaux ponts, des autoroutes neuves, des hôpitaux privés que l’État a fait construire et exploiter par des sociétés privées [des géants du BTP souvent proches du pouvoir, surnommés les “cinq bandits” par l’opposition]. À cause des dépenses luxueuses qui n’en finissent pas, de l’entretien des palais aux mille pièces [dont le palais présidentiel, édifié en 2014] et des [autres] dépenses publiques qui ne faiblissent pas. En 2002, la dette extérieure de la Turquie était de 129,6 milliards de dollars [120 milliards d’euros]. En 2023 elle a atteint 482,6 milliards. Et malheureusement, cet argent a été investi pour doper la croissance de la manière la plus simple mais la moins saine qui soit : coulé dans le béton, englouti par la terre dans d’immenses chantiers de construction.
Un des exemples illustratifs les plus frappants des errements de cette politique économique sont les centres commerciaux. Jusqu’à une époque récente, ces centres commerciaux étaient encore aux yeux des gens un des symboles de la “réussite” de l’AKP [le parti au pouvoir]. Les habitants d’Istanbul se souviennent que, jusqu’au début des années 2000 [l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002], des quartiers comme Levent ou Maslak étaient parsemés par les immeubles des sièges sociaux et des fabriques d’entreprises comme Renault, Tefken [holding du textile et de l’ingénierie], Deva ou Eczacibasi [pharmaceutique]. Tous ont été détruits, et à leur place se sont élevés des centres commerciaux. Les usines et les sièges sociaux n’ont pas été les seules victimes sacrifiées sur l’autel des centres commerciaux géants, les zones de rassemblement en cas de séisme [des zones sécurisées comme des parcs publics, à distance de grands bâtiments pouvant s’effondrer, alors qu’Istanbul est confronté à moyen terme à un risque sismique majeur et qu’un double tremblement de terre a fait 55000 morts dans l’est du pays en février 2023] ont aussi disparu dans le béton.
Aujourd’hui, on compte 452 centres commerciaux dans le pays, dont 100 à Istanbul [certains d’entre eux, comme Forum Istanbul et ses 500000 m2, ou Cevahir et ses 343 magasins, sont classés comme les plus grands d’Europe et parmi les plus grands du monde]. Et une grande partie d’entre eux sont en difficulté. Les avertissements de certains spécialistes, lancés à l’époque où l’on voyait se multiplier les ouvertures, ont fini par se concrétiser. Aujourd’hui, l’amortissement financier moyen d’un centre commercial est passé de quinze à quatre-vingts ans. Et, selon les chiffres du ministre du Commerce, Omer Bolat, soixante-dix de ces centres commerciaux, incapables de payer leurs dettes, ont été saisis par les banques. L’automne est venu pour ces malls gigantesques bâtis sans plan urbain décent, sans étude de faisabilité sérieuse, et voilà qu’ils perdent leurs feuilles depuis quelques années. La semaine dernière, le géant hollandais du secteur, Multi, a annoncé le dépôt de bilan de neuf des centres commerciaux qu’il gère dans le pays. Ils étaient pourtant connus comme étant parmi ceux qui connaissaient la plus grande réussite, mais il est apparu qu’ils étaient en train de s’effondrer sous le poids d’une dette de 600 millions d’euros.
Malheureusement, la plupart des investissements faramineux ont été rendus possibles par des financements accordés par des banques publiques. Le centre commercial Next Level d’Ankara, ouvert par Fatih Erdogan, un des hommes d’affaires les plus en vue il y a quelques années et connu pour sa proximité avec le président Erdogan [mari d’une députée du parti du président, il n’a pas de lien familial direct avec lui], a ainsi finalement été transféré à la Ziraat Bankasi, qui a dû le revendre à un prix dérisoire.
Cercles du pouvoir. Une des faillites les plus spectaculaires a été celle d’ORA, dans le quartier d’Esenler, à Istanbul. Là aussi, c’est la Ziraat Bankasi qui s’est retrouvée avec une dette non remboursée de 600 millions de dollars. Combien de millions a perdus au total cette banque publique, créée pour faciliter les investissements dans le secteur agricole et soutenir les paysans, à cause de ces aventures risquées dans le secteur des centres commerciaux, nous ne le savons pas. Ce que nous savons, c’est que cela fait de longues années qu’elle a abandonné sa vocation pour devenir une source de financement inépuisable pour tous les projets des sociétés privées proches du pouvoir. Pourquoi nous sommes-nous appauvris, pourquoi gagnons-nous tous aujourd’hui, peu ou prou, l’équivalent du salaire minimum ? N’est-ce donc pas évident ? Aujourd’hui, l’AKP n’a plus que 92 milliards de livres [2,8 milliards d’euros] de budget à consacrer à l’agriculture. Le budget des aides sociales pour venir en aide à ceux que les mauvais choix de politique économique, les fermetures d’entreprises et la paupérisation générale ont laissés sur la paille est de 452 milliards de livres [13,5 milliards d’euros]. N’est-ce pas triste de voir ce qu’est devenu ce pays ? N’est-ce pas un scandale de voir les enfants de ce peuple dormir en classe parce qu’ils sont tenaillés par la faim ? —
Jale Özgentürk