La « route du développement » : la Turquie se positionne face aux « routes de la soie » chinoise et indienne au Moyen-Orient (2/2)/Emile Bouvier/Les CLEFS du MOYEN ORIENT

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LES CLEFS DU MOYEN ORIENT, 20 septembre 2024

I. Des obstacles sécuritaires majeurs

La réalisation de ce projet de « route du développement » fait face à plusieurs menaces sécuritaires majeures. En effet, l’itinéraire retenu traverse, en Irak, des zones pour le moins instables, en particulier dans le nord du pays : l’organisation djihadiste « Etat islamique » maintient une présence et des activités toujours notables, en particulier le long du Tigre et de l’Euphrate, et ne devrait que difficilement rater l’opportunité de réaliser des attaques au potentiel fortement médiatique contre un projet infrastructurel d’une telle ampleur.

En-dehors des groupes djihadistes, d’autres menaces plus diffuses représenteront un risque potentiel pour le projet turco-irakien, tant lors de sa construction que durant son exploitation : les milices chiites, par exemple, restent également très présentes dans le nord de l’Irak et continuent de répondre aux directives de l’Iran, ou du moins suivant ses intérêts ; leurs nombreuses actions armées contre des emprises militaires américaines en Irak depuis le début de la guerre israélo-palestinienne le 7 octobre 2023 a fortement nuit à la stabilité locale, tout comme les frappes de riposte américaines [1].

Enfin, l’organisation politico-militaire kurde « Parti des travailleurs du Kurdistan » (PKK) est également une menace pour cette voie commerciale qui bénéficierait à la Turquie ; le PKK est en effet très présent dans le nord de l’Irak, tant dans les montagnes de la Région autonome du Kurdistan d’Irak à l’est – dont une quinzaine de kilomètres de « route du développement » parcourront le territoire [2] – que dans la région de Sinjar à l’ouest grâce à ses milices locales, en particulier les Unités de résistance de Sinjar (YBŞ). La Turquie mène depuis 2017 des opérations aéroterrestres contre le PKK dans le nord de l’Irak et ne parvient que difficilement à réaliser de réels gains stratégiques [3] ; la menace incarnée par le PKK risque donc fort probablement de perdurer durant les travaux de la « route du développement » et d’ici sa potentiellement mise en service.

II. Les dessous sécuritaires de la « route de la soie turque »

Grâce à ce projet de « route du développement », Ankara entend tirer de nombreux gains économiques et politiques, mais également sécuritaires.

En effet, ce projet s’inscrit dans le cadre d’une volonté réciproque de rapprochement entre l’Irak et la Turquie. La visite du président turc à Bagdad en mars 2024 était en effet sa première depuis douze ans [4] et a abouti en la signature de quelque vingt-six mémorandums d’accord [5] entre les deux pays sur des sujets économiques, politiques, agricoles, culturels ou encore sécuritaires. L’aspect sécuritaire constitue, de fait, l’un des vecteurs de ce rapprochement, ou au moins l’une de ses conséquences les plus tangibles ; exemple éloquent s’il en est, le gouvernement irakien a affirmé le 18 mars 2024 considérer désormais le PKK comme une organisation terroriste [6]. Cette annonce est intervenue quelques jours après une rencontre de haut niveau entre responsables sécuritaires turcs et irakiens à Bagdad le 14 mars [7] et quelques jours avant l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan le 22 mars.

Le PKK figure, de fait, comme une variable essentielle à prendre en compte dans l’équation du projet de route du développement. Le président turc a en effet fait valoir, lors de sa visite à Bagdad, qu’il entendait intensifier ses opérations militaires dans le nord de l’Irak afin de réaliser la création « d’un corridor de sécurité de 30-40 kilomètres de profondeur le long de la frontière de la Turquie avec la Syrie et l’Irak » [8]. Ce projet de glacis protecteur, censé isoler la Turquie des zones de peuplement kurdes – ou tenus par des forces kurdes – au sud de ses frontières, est entretenu de longue date par la présidence turque et avait motivé plusieurs opérations militaires dans le nord de la Syrie, notamment l’opération « Rameau d’Olivier » en janvier 2018 et « Source de Paix » en octobre 2019. L’engagement turc auprès de l’Irak dans ce projet de « route du développement » permet à Ankara, à bien des égards, de s’assurer du soutien -ou au moins de l’absence d’opposition – de Bagdad à l’endroit des opérations militaires à venir, traditionnellement l’objet de critiques de la part des autorités irakiennes [9].

Afin d’encourager l’Irak à soutenir les intérêts turcs et notamment la lutte contre le PKK, Ankara insiste depuis plusieurs mois sur les vertus de la « route de développement », promettant de nombreuses retombées économiques et politiques. Des responsables turcs ont ainsi affirmé le 18 mars que la construction de ces infrastructures ferroviaires et routières entraînerait, dans son sillage, la reconstruction de villes comme Kirkouk et Mossoul, qui portent encore profondément les stigmates de la guerre contre Daech et peinent à être reconstruites [10]. Par ailleurs, toujours dans une démarche visant à se passer autant que possible des Kurdes irakiens – en dépit des récentes protestations de la primature kurde irakienne [11] – et à s’attacher les faveurs de Bagdad, les autorités turques ont inclus la réalisation du poste-frontière d’Ovaköy parmi les investissements du projet [12]. Ce nouveau point de passage transfrontalier permettra en effet à Ankara et Bagdad de ne plus utiliser le poste-frontière d’Ibrahim Khalil – seul véritable point de passage transfrontalier terrestre entre la Turquie et l’Irak actuellement – contrôlé par les forces kurdes irakiennes, les Peshmergas [13].

L’établissement d’un corridor économique d’ampleur comme la « route du développement », ainsi que sa traversée de la frontière irako-turque par la ville d’Ovaköy selon un axe nord-sud, permettrait à la Turquie de perturber les flux de combattants, d’armes et d’approvisionnements entre les forces du PKK en Syrie et celles positionnées dans les montagnes du Kurdistan d’Irak qui transitent actuellement – suivant un axe est-ouest, donc – par le nord de la frontière irako-syrienne, en particulier au niveau du secteur de Sinjar et du poste-frontière de Faysh Kabour. Sans prétendre que le projet de « route du développement » vise avant tout à lutter contre le PKK, son double avantage, pour la Turquie, de servir ses intérêts économiques comme sécuritaires sont indubitables et expliquent pourquoi des chercheurs turcs comme Idris Okuducu affirment que « la lutte contre le PKK de la Turquie et la « route du développement » en Irak sont les deux faces d’une même médaille » [14].

Conclusion

Particulièrement ambitieux, le projet de « route du développement » initié par la Turquie en coopération avec l’Irak, les Emirats arabes unis et le Qatar entend proposer une alternative aux voies maritimes commerciales reliant actuellement les marchés asiatiques et européens : ce « canal sec » promet en effet un gain de temps de trajet et, avec lui, de coûts de transport. Il fait toutefois face à de nombreux défis, au premier rang desquels celui de la sécurité : depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, le pays n’a en effet pas connu de réelle stabilité et continue de faire face à plusieurs guérillas armées ou à la présence d’acteurs à même de nuire au retour de la stabilité. Parmi ces groupes armés figure le PKK, que la Turquie entend combattre grâce au projet de « route du développement » et du soutien que l’Irak apporterait à cette lutte. Les conditions sécuritaires pour la bonne réalisation d’un tel projet n’apparaissent toutefois pas encore réunies, tant sur le court que sur le moyen terme ; la BRI chinoise et l’IMEC devraient donc, pour le moment, conserver nettement leur avance sur la « route du développement » dans la course aux nouvelles routes de la soie.

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Sitographie :
 Gündemdeki Kalkınma Yolu Projesi nedir ?, Ekonomist, 23/04/2024
https://www.ekonomist.com.tr/haberler/gundemdeki-kalkinma-yolu-projesi-nedir–49366
 Can Turkey, Iraq pull off ’Dry Canal’ project ?, Al-Monitor, 18/02/2024
https://www.al-monitor.com/originals/2024/02/can-turkey-iraq-pull-dry-canal-project
 Irak’ı Türkiye üzerinden dünyaya bağlayacak ‘çılgın proje’ uygulanabilir mi ?, Firi Turu, 04/03/2024
https://fikirturu.com/jeo-politika/iraki-turkiye-uzerinden-dunyaya/
 Kalkınma Yolu Projesi, DTYBS, 05/05/2024
https://dtybs.ticaret.gov.tr/blog/post/24851/
 Qatar signs MoU for road, port project with Iraq, UAE, Turkiye, Gulf Times, 23/04/2024
https://www.gulf-times.com/article/681150/qatar/qatar-signs-mou-for-road-port-project-with-iraq-uae-turkiye
 Iraq’s Al Faw port to become largest in Middle East, Global Construction Review, 21/09/2021
https://www.globalconstructionreview.com/iraqs-al-faw-port-to-become-largest-in-middle-east/
 Türkiye ile Irak, Kalkınma Yolu Projesi için karşılıklı ofis açacak , Anadolu Ajansi, 02/03/2024
https://www.aa.com.tr/tr/dunya/turkiye-ile-irak-kalkinma-yolu-projesi-icin-karsilikli-ofis-acacak/3153063
 L’Arménie pressée par l’Azerbaïdjan de créer le corridor stratégique de Zanguezour, Le Monde, 17/10/2023
https://www.lemonde.fr/international/article/2023/10/17/l-armenie-pressee-par-l-azerbaidjan-de-creer-le-corridor-strategique-de-zanguezour_6195000_3210.html
 As Turkey, Azerbaijan advance Zangezur Corridor, will Armenia play ball ?, Al-Monitor, 27/01/2024
https://www.al-monitor.com/originals/2024/01/turkey-azerbaijan-advance-zangezur-corridor-will-armenia-play-ball
 Iraq says US strikes pushing government to end US-led coalition’s mission, Reuters, 08/02/2024
https://www.reuters.com/world/middle-east/iraq-says-us-strikes-pushing-government-end-us-led-coalitions-mission-2024-02-08/
 What’s behind Turkey and Iraq’s ’Development Road’ project ?, The New Arab, 30/04/2024
https://www.newarab.com/analysis/whats-behind-turkey-and-iraqs-development-road-project
 Turkey’s military engagement in Northern Iraq, a never-ending story, Centre franças de recherche sur l’Irak, 11/02/2022
https://cfri-irak.com/en/article/turkeys-military-engagement-in-northern-iraq-a-never-ending-story-2022-04-12
 Bakan Bolat Kalkınma Yolu Projesi ile İlgili Hedef Hakkında Konuştu & Türkiye-Irak Ticaretinde 20 Milyar Dolar Hedefi, Türkiye Cumhuriyeti Ticaret, Bakanligi, 19/04/2024
https://ticaret.gov.tr/haberler/bakan-bolat-kalkinma-yolu-projesi-ile-ilgili-hedef-hakkinda-konustu-turkiye-irak-ticaretinde-20-milyar-dolar-hedefi
 Sudani : Kalkınma Yolu Projesi, Irak ve Türkiye üzerinden Doğu ile Avrupa’yı birbirine bağlamak anlamına geliyor, Anadolu Ajansi, 31/05/2024
https://www.aa.com.tr/tr/dunya/sudani-kalkinma-yolu-projesi-irak-ve-turkiye-uzerinden-dogu-ile-avrupayi-birbirine-baglamak-anlamina-geliyor/3236674
 In key concession to Turkey, Iraq bans PKK, Amwaj, 19/03/2024
https://amwaj.media/media-monitor/in-key-concession-to-turkey-iraq-bans-pkk
 Türkiye Plans 40-Kilometer Security Corridor Inside Iraq by Summer, Asharq Al-Awsat, 12/03/2024
https://english.aawsat.com/arab-world/4906476-t%C3%BCrkiye-plans-40-kilometer-security-corridor-inside-iraq-summer
 Dışişleri Bakanı Sayın Hakan Fidan’ın CNN Türk’e Verdiği Mülakat, 18 Mart 2024, Türkiye Cumhuriyeti Disisleri Bakanligi, 18/03/2024
https://www.disisleri.gov.tr/disisleri-bakani-sayin-hakan-fidan-in-cnn-turk-e-verdigi-mulakat–18-mart-2024.tr.mfa
 مسرور بارزاني للوفد التركي : طريق التنمية يجب تنفيذه بموافقة الاقليم, Al Masalah, 24/04/2023
https://almasalah.com/archives/64078
 What will a new Iraq-Turkey border-crossing mean for KRG ?, Rudaw, 10/08/2018
https://www.rudaw.net/english/analysis/10082018
 Iraq and Syria : Kurdish Autonomous Regions Under Threat, Groupe d’études géopolitiques, 04/03/2023
https://geopolitique.eu/en/2023/03/04/iraq-and-syria-kurdish-autonomous-regions-under-threat/
 Turkey’s Anti-PKK Operation and “Development Road” in Iraq Are Two Sides of the Same Coin, 08/04/2024
https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/turkeys-anti-pkk-operation-and-development-road-iraq-are-two-sides-same-coin
 Abadi : We Will Pay Salaries of Peshmerga, Kurdistan Employees, Asharq Al-Awsat, 01/11/2017
https://english.aawsat.com/home/article/1070081/abadi-we-will-pay-salaries-peshmerga-kurdistan-employees

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