L’analyse d’Ariane Bonzon dans Le Monde Diplomatique. Pour le chef de l’État turc, c’est « la catastrophe du siècle ». Avec dix provinces touchées, plusieurs dizaines de milliers de morts dont des milliers impossibles à identifier, près de deux millions de sans-abri, dont certains restés sans secours pendant plusieurs jours, des quartiers entiers détruits et de nombreuses infrastructures publiques lourdement endommagées, le double séisme du 6 février est effectivement un cataclysme de grande ampleur. Mais, par-delà l’urgence humanitaire, ce désastre pose la question de la responsabilité politique du président ainsi que de l’influence diplomatique future de son pays. À quelques mois d’élections législatives et présidentielle cruciales, ces scrutins prennent une autre dimension.
Au pouvoir depuis 2003 et candidat à sa propre succession, M. Recep Tayyip Erdoğan a tout à craindre d’une défaite. Plus que jamais, elle amènerait le reis et ses proches à devoir répondre de nombreuses violations de l’État de droit commises au cours des dix dernières années et d’accusations de fraudes et de corruption. « S’il perd les élections, Erdoğan sait très bien qu’il aura à affronter la Haute Cour de justice pour trahison et malversation », résume Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI).
Avant le 6 février, et malgré plusieurs sondages le donnant perdant face à ses principaux rivaux du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, laïque), tout ne se présentait pourtant pas si mal. Certes, du fait de la crise économique et d’une inflation annuelle ayant atteint plus de 80 %, ses promesses ont fait long feu. Notamment celles de hisser la Turquie en 2023 parmi les dix premières économies de la planète et à 25 000 dollars le produit intérieur brut (PIB) par habitant : celui-ci a diminué ces dix dernières années de 1 903 dollars, pour atteindre 9 327 dollars, et le pays ne se situe qu’au vingtième rang mondial. Mais M. Erdoğan pouvait encore espérer faire valoir quelques arguments. En s’engageant, en septembre 2022, à construire 500 000 logements sociaux puis en annonçant quatre mois plus tard l’augmentation du salaire minimum de 50 %, il gagnait ainsi quelques points supplémentaires dans les sondages. Autre mesure populaire, l’abolition de l’âge légal de la retraite, qui empêchait jusque-là près de deux millions de salariés turcs ayant pourtant pleinement cotisé de faire valoir leur droit à une pension.
Critiquée par les Occidentaux, sa politique extérieure offensive, dans le Caucase ou en Afrique, couplée aux bombardements dans le nord de la Syrie contre les milices kurdes autonomistes faisait plutôt consensus en Turquie, y compris auprès de l’opposition, à l’exclusion du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, autonomiste kurde). Consensuelle également, la décision de renvoyer chez eux des milliers de réfugiés syriens, hier « invités » et désormais indésirables (1). Enfin, dans le cadre de la guerre entre Moscou et Kiev, Ankara refuse d’appliquer les sanctions à la Russie, et en profite pour gagner des parts de marché dans ce pays à la grande satisfaction de l’électeur turc.
La partie aurait sans doute été délicate mais, jusqu’au séisme, M. Erdoğan pouvait donc croire en ses chances. Quitte à trouver, si l’écart restait limité, les voix manquantes grâce à quelques manipulations éprouvées lors du référendum de 2017 ou des élections législatives et présidentielle de 2018.
Et maintenant ? Le double tremblement de terre a d’ores et déjà un effet dévastateur sur la société turque. Treize millions de personnes ont été directement affectées dans les provinces touchées, tandis que l’ensemble de la population demeurait rivé sur les chaînes de télévision transmettant en direct, et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les opérations de recherches et de secours ainsi que les appels aux dons.
Deux jours après la catastrophe, le président du CHP, M. Kemal Kılıçdaroğlu, diffuse une vidéo sombre et solennelle dans laquelle il exprime sa « compassion » pour les victimes, dénonce l’« incompétence » des autorités à gérer le pays et leur pratique de la « désinformation ». « S’il y a un grand responsable (…), c’est Erdoğan, conclut-il. Depuis vingt ans, ce gouvernement n’a pas préparé le pays à un tremblement de terre. » Cette attaque frontale est un changement radical : le leader du CHP déroge à la règle d’union nationale que son parti avait systématiquement adoptée ces dernières années à l’occasion des attentats, des opérations militaires extérieures, du putsch raté du 15 juillet 2016 ainsi que lors des destitutions de députés kurdes du HDP.
« En lançant quasi immédiatement le débat sur la gestion de la crise, l’hypercentralité du système, le favoritisme et la lenteur à envoyer l’armée, l’opposition a été très réactive, remarque le géographe et turcologue Jean-François Pérouse. Ekrem İmamoğlu [le maire d’Istanbul] s’est rendu rapidement sur le terrain. Dans le Hatay, les municipalités métropolitaines du CHP venues au secours de la population ont fait preuve d’une efficacité exemplaire, elles se sont quasiment substituées à l’État pour organiser les secours et remettre les infrastructures en ordre de marche. »
En prison depuis plus de cinq ans, M. Selahattin Demirtaş, l’ancien coprésident du HDP (2), a également fait porter la responsabilité de cette tragédie au président turc. Il a aussi pris position en faveur du candidat du CHP. Si la base kurde du HDP suit M. Demirtaş, elle pourrait provoquer la défaite électorale de M. Erdoğan.
Tout l’enjeu pour l’actuel président consiste désormais à essayer de faire oublier sa responsabilité politique pour apparaître comme le « sauveur », le « grand ordonnateur » de l’aide et de la reconstruction du pays. C’est seulement à cette condition qu’il peut espérer remporter les prochaines élections. Et c’est l’axe de sa guerre de communication, dans laquelle il a mobilisé les moyens de l’État.
Sur le terrain, il a d’abord évoqué la main du destin, la fatalité contre laquelle l’individu ne peut rien, avant de reconnaître « des lacunes » dans la réponse apportée car « il est impossible d’être préparé à un tel désastre ». Ensuite, des mandats d’arrêt ont très vite été émis contre plusieurs promoteurs et constructeurs, afin de tenter d’imputer à d’autres la responsabilité du drame. De fait, celle-ci n’est pas simple à établir et peut être recherchée jusqu’à l’échelon local qui a autorisé ces constructions. Tandis que 40 % du parc immobilier édifié après 2000 a été détruit, selon Pérouse, les immeubles construits par la direction turque des logements collectifs (Toki), l’administration gouvernementale chargée des logements sociaux, ont plutôt bien résisté.
Des promesses intenables
Parallèlement à ces arrestations, le président turc a annoncé la distribution d’une allocation de 10 000 livres turques (environ 500 euros) à chaque famille touchée et la livraison de nouveaux logements, « sous un an », à ceux dont la maison a été détruite. Une promesse irréaliste, selon plusieurs observateurs dont Sinan Ülgen, directeur du Centre for Economics and Foreign Policy Studies (EDAM), un think tank indépendant établi à Istanbul, qui juge impossible le « remplacement de 250 000 bâtiments » en si peu de temps.
Malgré l’organisation d’une campagne nationale de dons, très médiatisée par les chaînes publiques, Ankara s’est rapidement résolu à faire appel à l’aide internationale. Plus de quatre-vingts pays ont répondu, parmi lesquels les États-Unis et plusieurs pays européens, mais aussi la Grèce, l’Arménie ou Israël, avec lesquels les relations sont tendues.
« C’est une rupture psychologique que vit l’opinion publique turque, nourrie jusque-là du récit présentant une Turquie conquérante, marginalisant la France en Afrique, jouant le rôle d’intermédiaire entre l’Occident et la Russie, et bloquant l’adhésion de la Suède à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN], et qui du jour au lendemain dépend de l’aide internationale », note Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Rares sont les analystes qui pensent que cette ouverture à l’aide internationale va déclencher une dynamique favorable à M. Erdoğan. Observant la visite du secrétaire d’État américain Antony Blinken en Turquie le 19 février, l’ancien ambassadeur Michel Duclos note : « La Turquie est affaiblie, donc il va falloir qu’elle fasse un effort. Washington pourrait lui demander, par exemple, qu’elle arrête de faire le jeu de la Russie. » Les États-Unis pourraient aussi suggérer à Ankara qu’il intervienne auprès de l’Azerbaïdjan pour lever son embargo sur le corridor de Latchine, qui relie l’Arménie au Haut-Karabakh. De fait, qu’il s’agisse de la situation en Libye ou en mer Égée, la liste est longue des points de friction que la diplomatie du deprem (tremblement de terre), et du nouveau rapport de forces qu’elle implique, pourrait aider à résoudre.
L’Union européenne a annoncé une conférence des donateurs qui sera organisée, ironie du sort, sous présidence suédoise, pays candidat à l’OTAN dont la Turquie bloque l’adhésion, pour la plus grande satisfaction de la Russie. La normalisation des relations avec la Syrie (lire « La Syrie, une nouvelle Atlantide ? ») à laquelle M. Vladimir Poutine pousse son homologue turc pourrait bien en faire les frais. L’analyste Gareth Jenkins conseille toutefois de ne pas tirer de conclusions trop hâtives : « La politique étrangère agressive d’Erdoğan a fait une pause du fait du tremblement de terre, ce qui ne signifie pas qu’il y a définitivement renoncé. » « N’oubliez pas qu’Erdoğan est champion du multi-alignement, cette “union libre” qui remplace le “mariage diplomatique traditionnel”, ajoute Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po. Il dispose ainsi des ressources nécessaires pour gérer, interpréter et orienter la politique d’aide internationale à laquelle il est exposé. »
La catastrophe de grande ampleur rend quand même difficiles les escalades verbales avec Israël ou la Grèce. Ipso facto, estime Ülgen, « la campagne électorale va beaucoup moins se focaliser sur l’international et beaucoup plus sur l’intérieur ». Car la perspective des élections est bien là, obsédante pour M. Erdoğan dont le second mandat présidentiel s’achève en juin 2023. Seront-elles anticipées au 14 mai, comme annoncé par le président turc lui-même avant le séisme ? Ou bien se tiendront-elles à la date initialement prévue du 18 juin ? Peut-il retarder le scrutin d’un an comme le lui conseillent certains de ses proches ? L’opposition est contre. La Constitution ne le permet qu’en cas de guerre, après approbation du Parlement. Et, en tout état de cause, la réforme constitutionnelle de 2017 interdit normalement au reis de briguer un troisième mandat, l’un des rares verrous instaurés pour empêcher une dictature de s’installer — sauf dissolution de l’Assemblée nationale avant juin…. ce qui nécessiterait 360 voix, soit bien plus que les 335 sur lesquelles peut compter M. Erdoğan.
Maintien des élections
« Il n’est pas dans son intérêt de trop repousser la date des élections, juge Balci. Dans quelques mois, on verra encore davantage les ratés de la gestion de crise, les failles aussi et l’impossibilité de satisfaire tout le monde. » Cela d’autant que la situation économique, déjà mauvaise, ne devrait pas s’améliorer. Ce double séisme aurait déjà fait perdre 84 milliards de dollars au pays, et devrait coûter deux points de croissance à l’économie turque. Mais des experts, comme Badie, jugent le président capable de rebondir : « Il peut faire de cette catastrophe l’occasion d’une autopromotion, faire valoir qu’il ne faut pas changer de capitaine quand le bateau prend l’eau. Il sait parfaitement jouer ce rôle, prendre son air compatissant, reconnaître sa faiblesse, punir les coupables. Et l’électorat d’Erdoğan, fidèle, populaire et populiste, peut y être sensible. » Dorronsoro, lui, ne croit pas à l’efficacité du discours patriotique : « La Turquie est ramenée à ses problèmes, avec une inflation hors de contrôle, un État inefficace, la connivence du pouvoir avec les entrepreneurs en BTP. Ni Erdoğan ni son allié le Parti d’action nationaliste (MHP) [extrême droite] ne paraissent en mesure de capitaliser sur un sursaut nationaliste. Rappelons que la coalition d’opposition peut aussi jouer sur cette fibre ! »
M. Erdoğan peut être tenté de maintenir les élections sous état d’urgence, malgré le fait que des centaines de milliers de personnes résidant dans les zones touchées par les deux séismes n’ont pas accès à un bureau de vote, ou ont perdu leur carte d’identité. Il a déjà mis en place une machinerie électorale capable de le favoriser. En exil, professeur à l’université d’Athènes, Cengiz Aktar évoque la nomination de onze juges prorégime au Conseil électoral suprême (YSK) et d’autres magistrats non moins favorables pour présider les commissions électorales ; la possibilité de rejets de candidatures à la dernière minute, laissant sans candidat certaines circonscriptions ; la procédure d’interdiction du HDP ; l’ouverture d’un procès contre M. İmamoğlu, le maire d’Istanbul et principal rival du président. Pour le dépouillement du vote, conclut Cengiz Aktar, « le Conseil électoral s’est associé à une société appartenant à la Fondation des forces armées turques, spécialisée dans la défense et les logiciels, Havelsan ; et il n’y aura aucune possibilité de faire appel des décisions du Conseil ».
Cette ossature et la mobilisation de l’appareil sécuritaire — la police et les milices islamo-nationalistes plutôt que l’armée — peuvent faire élire M. Erdoğan. Mais les trois piliers de son projet politique sont fragilisés par le séisme : le crédit de l’État, une politique extérieure offensive et la réussite économique.