Le mécène et homme d’affaires, condamné en 2022 à la prison à perpétuité, est malgré lui le « héros » d’une série, produite et diffusée par la chaîne d’Etat TRT. Cette fiction narre les aventures d’un traître complotiste, incarné à l’écran par un acteur très ressemblant déclare Nicolas Bourcier du Monde, le 4 juillet 2023
« Le sommet de l’impudence. » Parfois, quelques mots suffisent à saisir l’esprit du temps. Ces derniers ont été écrits par le metteur en scène et acteur Mahir Günsiray, connu pour son indépendance d’esprit et sa finesse de jeu. Fils d’un père vedette du cinéma turc, lui-même en butte aux vicissitudes du théâtre public et à la censure depuis des lustres, il a voulu par un simple tweet dire toute la colère et la nausée qui ont entouré la sortie du premier épisode d’une série intitulée Metamorfoz, produite et diffusée par la chaîne d’Etat TRT.
Accessible gratuitement sur la nouvelle plate-forme en ligne du service public, la série est censée narrer les aventures d’un jeune idéaliste et militant antiraciste devenu capitaliste et complotiste après avoir hérité de la fortune de son père. Le héros de l’intrigue s’appelle Teoman Bayramli. Mais personne en Turquie n’a été dupe : le physique de l’acteur principal, ses cheveux drus, sa barbe et ses yeux bleus se confondent à s’y méprendre avec ceux du mécène et homme d’affaires Osman Kavala, incarcéré depuis 2017. L’artifice est une mise en scène grossière pour le présenter comme coupable des délits et des crimes dont le pouvoir d’Ankara l’accuse.
Dans la vraie vie, le philanthrope a été condamné en 2022, après quatre ans et demi de détention provisoire, à la perpétuité sans possibilité de remise de peine. Un verdict couperet prononcé après moins d’une heure de délibéré et dans lequel sept autres prévenus, l’architecte Mücella Yapici, la documentariste Çigdem Mater, le militant des droits civique Ali Hakan Altinay, l’avocat Can Atalay, la réalisatrice Mine Özerden, l’universitaire Tayfun Kahraman et le fondateur de nombreuses ONG Yigit Ali Ekmekçi ont été condamnés à dix-huit ans de prison chacun. Tous coupables d’avoir tenté de « renverser le gouvernement » en ayant fomenté les manifestations du parc Gezi, à Istanbul, au printemps 2013.
Punir le mécène
Le mouvement fut le premier grand élan de protestation contre Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre. Pacifique et spontané, porté surtout par la jeunesse, il se solda par une violente répression, au prix de huit morts. A l’époque, Osman Kavala, connu pour consacrer sa fortune à ses activités caritatives et à la mise en valeur de l’héritage multiculturel en Turquie – kurde, arménien et syriaque –, avait tenté de jouer les médiateurs entre les manifestants et les autorités. Mal lui en a pris. Il est devenu depuis la cible principale des autorités. Le numéro un turc ne fera d’ailleurs jamais mystère de sa volonté de punir le mécène.
Lire l’entretien avec Osman Kavala (juin 2020) : Osman Kavala : « Ma détention peut être prolongée indéfiniment »
Une semaine à peine après l’arrestation de ce dernier, et alors qu’aucune charge n’avait encore été formulée contre lui, le chef de l’Etat lâchait devant les militants de son parti : « Certains essaient de travestir la vérité en le présentant comme un bon citoyen. Mais l’identité de ce personnage, surnommé “le Soros de Turquie”, a été démasquée. » Recep Tayyip Erdogan faisait référence au milliardaire philanthrope américain George Soros, devenu l’une des figures les plus détestées de l’extrême droite mondiale et de nombreux dirigeants autoritaires de la planète.
Les procureurs mettront deux ans à établir l’acte d’accusation, un document cousu de fil blanc. On y découvre que les billets d’avion d’Osman Kavala sont considérés comme des preuves à charge. Qu’il serait un agent de l’étranger car il a voyagé, en 2012, « avec des représentants d’Open Society », l’ONG de George Soros. Et que des témoins anonymes assurent de son implication dans la révolte de Gezi, présentée comme ourdie de l’étranger. Lui nie les accusations et dénonce un « assassinat judiciaire » fondé sur des « théories du complot ». Les observateurs qui suivent le procès parsèment leurs comptes rendus d’allusions à Kafka, non pas La Métamorphose, mais bien Le Procès et Le Château.
Aucune preuve concrète
En février 2020, le tribunal pénal acquitte tous les prévenus de ce même procès en soulignant qu’aucune preuve concrète n’accompagnait le réquisitoire du procureur pour justifier ses accusations. Mais, alors que le bus s’apprête à franchir la porte de la prison, Osman Kavala est arrêté sur ordre du procureur d’Istanbul cette fois avec deux nouvelles accusations échafaudées pour l’occasion : espionnage « politique et militaire » et participation à la tentative du putsch raté de juillet 2016.
La libération d’Osman Kavala est exigée depuis plus de trois ans par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui menace Ankara d’une procédure d’infraction. En vain. Intervenant depuis sa prison, l’homme d’affaires a expliqué lors d’une de ses audiences que sa détention n’avait pour but que de permettre au pouvoir du président Erdogan « d’entretenir la fiction d’un complot ».
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Nous y sommes, et de la manière la plus théâtrale. Dès les premières minutes du lancement de la série Metamorfoz, le ton est promptement donné : sombre et complotiste. Teoman Bayramli avance au milieu d’une cascade de journaux en flammes, aux gros titres spectaculaires. « Les avions F-16 dans une guerre électronique signée Bayramli », « L’hôtel Bayramli va anéantir les tortues marines », « L’héritier fonde une banque », « Teoman Bayramli n’a pas choisi les téléphones turcs mais suédois »… Tout y est, l’avidité, le poison du gain, le soupçon étranger et la traîtrise. Les « unes » brûlent et lui avance de dos, comme s’il effaçait d’un trait ses propres affaires. Le voilà qui ouvre la porte. Devant lui, une carcasse de voiture, le feu et des jeunes en train de lancer des cocktails Molotov.
« Che Guevara turc »
Le reste est à l’avenant. Une parodie de biopic sur fond d’intrigues invraisemblables. Une des proches de Teoman prend même la peine de rappeler que son lieu de naissance est à Paris et qu’il a étudié à Istanbul au Robert College. Tout comme Osman Kavala. La jeune femme lui pose ensuite une casquette révolutionnaire sur la tête et l’appelle, tout sourire, « Che Guevara turc ». Longtemps, Kavala a été surnommé « le milliardaire rouge ».
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Depuis sa cellule, l’ancien mécène a écrit un texte d’une sobriété remarquable, froide comme une lame. « J’ai appris que la chaîne publique TRT a commandé et financé un scénario sur moi, qui est diffusé sous la forme d’une série TV. Pour échapper aux lois protégeant l’intégrité d’une personne, ils ont utilisé le subterfuge de ne pas prononcer mon nom explicitement. Tout comme l’ont fait ceux qui m’ont condamné injustement à la prison, il est entendu que cette série s’inspire des méthodes qui déforment la réalité et cherche, à travers des théories conspirationnistes, à nourrir l’idée de ma culpabilité. »
Et puis ceci : « Je ne suis pas surpris par le fait que des ressources publiques soient investies dans un tel but. Ce qui me surprend et m’attriste est que des jeunes acteurs ne ressentent aucune gêne à participer à ce projet visant à “assassiner un personnage”, et qui cherche à me discréditer. » Une façon pudique de rappeler la force des artifices, et la folie qu’ils engendrent.