« Les Rencontres stratégiques de la Méditerranée ont balayé les principaux points chauds du pourtour de cette mer au coeur de l’essor et des affrontements de la plupart des civilisations de l’ère moderne. L’Ukraine a accaparé, évidemment, l’attention et les inquiétudes, mais l’Iran, la Turquie, l’Arménie et l’Arabie saoudite n’étaient pas en reste » rapporte Yves Bourdillon dans Les Echos du 1 octobre 2022.
« Les producteurs de gaz disposent actuellement d’un totem d’immunité ». Le manque de réaction occidentale à l’agression azérie contre l’Arménie, commentée par Dorothée Schmid, de l’Institut français des relations internationales (IFRI), était un des nombreux aspects des points chauds de la planète scrutés lors des Rencontres stratégiques de la Méditerranée organisées les 27 et 28 septembre à Toulon.
Des rencontres organisées dans le premier port militaire de cette mer mère de la majorité des civilisations modernes, par la Fondation méditerranéenne des études stratégiques (FMES) et la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Ont été abordées les principales questions géopolitiques de l’heure, bien au-delà d’une Méditerranée toujours stratégique : par elle transite aujourd’hui le quart du commerce mondial et une forte proportion des câbles internationaux du numérique.
Moscou au coeur des préoccupations
Il n’empêche que c’est la guerre en Ukraine qui a, logiquement, figuré au premier plan, avec la menace de Vladimir Poutine de recourir au nucléaire tactique, qui était sur toutes les lèvres. Sans que personne, parmi les nombreux militaires et représentants de think tanks présents, ne puisse effectuer de prévisions très convaincantes.
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Pourtant, la Russie a « d’ores et déjà perdu la guerre sur le plan géopolitique, estimait Valérie Niquet, responsable du pôle Asie à la FRS, avec la perte de la confiance de l’Allemagne, de son statut de puissance fiable dans les hydrocarbures et du fait que son invasion de l’Ukraine a ressoudé l’Alliance atlantique et l’Union européenne. L’unité actuelle de cette dernière est peut-être même sans équivalent en fait, dans son histoire ». La seule incertitude étant si, en sus de ces revers géopolitiques majeurs, Moscou se résoudra à admettre aussi une défaite sur le champ de bataille.
Or « la mobilisation russe en cours a peu de chances de modifier substantiellement le rapport de force sur le terrain », souligne Céline Marangé, de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM). Les recrues manqueront d’équipements et bénéficieront d’une formation sommaire, faute de temps et, surtout, de sous-officiers, qui sont généralement au front ou morts. Le risque de réaction dans la population n’est pas négligeable, sans oublier la déstabilisation de la société et de l’économie russe par le départ de centaines de milliers de professionnels depuis le début de l’invasion et, plus encore, de la mobilisation il y a dix jours.
L’Ukraine se bat pour sa survie
L’issue du conflit constitue aussi « une question de vie ou de mort pour des Ukrainiens convaincus que Moscou cherche depuis des siècles en fait à les soumettre, voire désormais à les détruire », souligne Alexandra Gougon, spécialiste du pays et enseignante-chercheuse à l’université de Bourgogne. La renonciation de Kiev à l’OTAN au début du conflit pouvait se comprendre comme une tentative de compromis du président Volodymyr Zelensky, qui disait « ne pas vouloir d’un pays de héros morts », mais depuis les crimes de guerre, les destructions et les politiques de russification autoritaire des territoires conquis (passeport, imposition du rouble, modification des programmes scolaires) ont rendu tout « deal » impensable pour le moment ». L’Ukraine se sentira en danger tant que Moscou n’aura pas renoncé, ou tant que la Russie sera en mesure de mener une politique néo impérialiste. Ce qui explique le rétablissement, ce vendredi, de la demande d’adhésion à l’OTAN annoncée par le président Volodymyr Zelensky.
Bruno Dupré du service européen d’action extérieure, souligne aussi que l’Inde, la Turquie et la Chine, partenaires privilégiés de Moscou, ne cachent plus leur courroux envers l’aventurisme de Poutine. La guerre menace de déclencher une récession mondiale qui déstabiliserait l’économie chinoise très dépendante des exportations. D’autant plus que, rappelle Maya Kandell, chercheuse à la Sorbonne, Pékin est en difficulté avec l’éclatement au ralenti de la bulle de spéculation immobilière, qui « a toutes les caractéristiques d’une énorme pyramide de Ponzi ». La hausse des prix des hydrocarbures affecte aussi Pékin, premier importateur mondial de pétrole.
Le régime iranien tangue mais ne coule pas
L’autre grand dossier géopolitique du moment est l’Iran. Si le régime semble avoir rempli son objectif de devenir un pays dit « du seuil nucléaire », capable de produire une bombe atomique en quelques semaines si nécessaire, comme il l’a d’ailleurs assumé à mots couverts cet été, il est menacé actuellement par la contestation la plus virulente depuis 13 ans. Qui sera vraisemblablement réprimée par un régime rodé en la matière, comme les vagues précédentes de 2018, 2019 et 2020, avertit Agnès Levallois, de la FRS. Le régime islamiste estime jouer sa survie, car la contestation actuelle vise le voile des femmes et la police des moeurs, clé de voûte de sa doctrine.
Une sidération qui crée des opportunités
Les braises ne soufflent toutefois pas seulement en Ukraine. « L’effet général de sidération devant la guerre offre des opportunités à certains pays pour pousser leurs pions loin du regard des chancelleries occidentales », a résumé Dorothée Schmid. On l’a vu avec l’attaque de l’Arménie par l’Azerbaïdjan, mais aussi avec les jeux turc, saoudien et iranien, sans préjuger des projets de la Chine à Taïwan.
Le régime turc, précisément, joue du fait que tout le monde a besoin de lui en ce moment, notamment du fait qu’il est le seul médiateur crédible en Ukraine, selon les intervenants. Une neutralité qui sera peut-être difficile à tenir à terme, même si les Turcs rappellent que leur pays était neutre durant la Seconde guerre mondiale. Si Ankara se rabiboche avec l’Iran, l’Arabie saoudite, Israël, la Syrie, après des années d’antagonismes tous azimuts, ses menaces actuelles envers la Grèc e peuvent laisser craindre le pire.
Pierre Razoux, directeur de la recherche à la FMES, ne « serait pas surpris que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à la veille d’une élection présidentielle délicate, au printemps prochain, envahisse une ou deux îles grecques en mer Egée ». Une violation du traité de Lausanne de 1923 qui serait dramatique, opposant deux membres de l’OTAN, dont un, la Grèce, n’a signé un accord de défense bilatéral qu’avec un seul pays : la France… Un coup de poker d’Erdogan qui serait d’autant plus payant qu’« en Turquie le nationalisme est la ressource la plus abondante et la mieux partagée », rappelle Dorothée Schmid.
Non loin de là, Israël, du fait que le traité dit JCPoA de 2015 sur le gel vérifiable du programme nucléaire iranien est « mort avec aucun espoir de résurrection à moyen terme », pourrait essayer de simplifier son équation stratégique en s’attaquant au Hezbollah l’an prochain, redoute Pierre Razoux.
Trois prophéties fracassées
Le chef d’Etat-major de la marine, l’amiral Pierre Vandier, résumait pour finir : « Les dernières années ont fracassé trois prophéties candides : le fait que l’économie de marché amenait nécessairement à la démocratie, que l’interdépendance économique contribuait forcément à la paix » (la Russie dépendait beaucoup de l’Occident… de même que, en 1913 le Royaume-Uni était le principal partenaire commercial de l’Allemagne), « et que le désarmement mènerait à la paix. Les herbivores ne parviendront pas à persuader les carnivores de se limer les dents ».
Les Echos, 1 octobre 2022, Yves Bourdillon, Image/Serg64/Shutterstock