La guerre oubliée de la Turquie contre les Kurdes empoisonne les sols de Syrie / REPORTERRE

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La Turquie a récemment mené plusieurs campagnes aériennes dévastatrices dans le nord-est de la Syrie. Bilan : de nombreuses victimes civiles, une pollution catastrophique et la destruction d’infrastructures essentielles.

Reporterre, 2 février 2024

Du bord de la route, Mohammed Hassan regarde le pétrole engloutir ses champs de blé, serpenter entre les pousses, imbiber le sol. L’air est irrespirable, chargé de vapeurs lourdes et de l’odeur du soufre. Une longue langue noire et visqueuse sinue dans la plaine aux abords de la station d’hydrocarbures de Swediyeh, touchée le 14 et le 15 janvier par de multiples bombardements turcs.

Hassan habite le village de Swediyeh Alian, à environ quatre kilomètres de la station. Dans la nuit du 14 janvier, une première salve de missiles a illuminé le ciel « comme une aube en pleine nuit ». Alors que la panique s’emparait du village, il s’est réfugié avec sa famille sur le toit de sa maison pour constater l’ampleur des dégâts sur la station de Swediyeh, seule usine d’embouteillage de gaz de la région. Située à proximité de champs de pétrole, la station héberge aussi une quinzaine de raffineries et alimente deux réseaux électriques dont dépendent des milliers de villes et de villages.

« Une fumée noire s’est élevée au-dessus des citernes, et on a commencé à suffoquer », raconte Hassan. « Pendant plusieurs jours, l’air était chargé de l’odeur du gaz et de pétrole qui coule encore à travers nos champs comme une rivière. »

Du 13 au 16 janvier, la Turquie a mené plus de quarante bombardements aériens dans le nord-est de la Syrie, endommageant une trentaine d’infrastructures civiles dont des centrales électriques, des transformateurs, des raffineries de pétrole et la station de Swediyeh. On compte 6 blessés, 1 million de personnes privées d’électricité et de gaz en plein hiver, et des dizaines d’infrastructures paralysées, dont des stations de pompage de l’eau, des boulangeries, des hôpitaux…

Les ONG internationales présentes sur place craignent aussi des conséquences sur la sécurité alimentaire : sans diesel, les agriculteurs ne peuvent pas alimenter leurs systèmes d’irrigation, pourtant indispensables dans cette zone semi-aride qui produit l’essentiel du blé de Syrie.

Ce n’est pas la première fois que la Turquie cible ainsi les infrastructures énergétiques en Syrie. En plus de ses conséquences humanitaires immédiates, cette stratégie a des effets à long terme sur l’environnement et la santé des populations.

La guerre oubliée de la Turquie

Les bombardements turcs de la mi-janvier s’inscrivent dans la guerre ouverte menée par la Turquie contre l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (Aanes), un proto-état autonome qui gouverne l’essentiel du nord-est syrien (plus connu en Occident sous le nom de « Rojava », mais qui tente de se départir de cette étiquette au profit de son nom officiel).

Ankara considère l’Aanes et sa branche armée, les Forces démocratiques syriennes (FDS), comme une extension du PKK, parti autonomiste kurde classé comme terroriste par la Turquie. Depuis 2018, l’armée turque cible les FDS et exécute régulièrement des fonctionnaires de l’Aanes par des attaques de drones au nom de la lutte antiterroriste.

Ankara vise aussi de plus en plus ouvertement les infrastructures civiles de la région, au mépris du droit international. « Les premières frappes [turques] contre les infrastructures civiles ont eu lieu lors de l’offensive terrestre de 2018 [*], explique Wim Zwijnenburg, chargé de projet pour l’ONG néerlandaise PAX et auteur de plusieurs rapports sur l’impact environnemental du conflit syrien. En 2023, il y a eu un sérieux changement d’échelle – la Turquie a massifié ses attaques aériennes en utilisant des drones et des avions F-16 pour bombarder les champs de pétrole et les centrales électriques. »

Deux campagnes similaires ont déjà eu lieu en octobre et décembre 2023, détruisant des champs de pétrole, des silos à grain, des moulins, des hangars contenant des matériaux de construction. Aux dommages matériels s’ajoutent les victimes « collatérales » et celles intentionnellement visées par les attaques. En novembre 2023, un travailleur humanitaire employé par l’ONG française Acted a été tué dans sa voiture par un drone, et deux membres de sa famille ont été blessés.

Rendre la zone invivable

Le pétrole est la principale ressource de l’Aanes, ce qui explique le choix d’Ankara de viser les raffineries pour paralyser la production. « C’est une mesure de rétorsion, explique Wim Zwijnenburg. [La Turquie] affirme que l’argent de la vente du pétrole finance le PKK, donc dès qu’elle subit une défaite contre le PKK, la Turquie s’en prend à ses sources de financement en Syrie. »

La mesure est surtout punitive contre l’ensemble de la population. Le réseau électrique syrien, déjà largement détruit pendant la guerre, ne fournit plus que quelques heures d’électricité par jour. La plupart des familles se chauffent donc grâce au diesel produit localement, qui alimente aussi des centaines de générateurs, sans lesquels les hôpitaux et les stations de pompage de l’eau seraient à l’arrêt. Or, toutes les distributions de carburant ont été interrompues le 16 janvier.

« Nous faisons face à une catastrophe »

Quant à la station de gaz de Swediyeh, hors service depuis le 14 janvier, elle était la seule de la région et desservait près d’1 million de personnes. Les stocks de gaz ont été détruits, même si les pompiers ont pu éteindre les incendies causés par les bombes avant qu’ils ne provoquent l’explosion d’autres produits inflammables stockés sur place.

« Nous faisons face à une catastrophe », résume Akid Abdulmajid, le directeur de la station. « On essaie de réparer, mais nous n’avons pas toutes les pièces nécessaires, et nous travaillons toujours sous la menace des avions turcs. »

De nombreuses ONG locales et internationales ont dénoncé les conséquences de ces frappes qui contreviennent au droit international« Nous condamnons fermement toutes les attaques contre les civils et contre les infrastructures civiles, dans toutes les zones de Syrie, dit Bassam Alahmad, fondateur et directeur de l’ONG Syrians for Truth and Justice (STJ), avant de dénoncer les tactiques employées par la Turquie dans le nord-est. Quand il n’y a plus d’écoles, plus d’eau, plus d’électricité, les gens s’en vont. Ces méthodes s’inscrivent dans une stratégie de nettoyage ethnique pour que les populations d’origine partent, y compris les Kurdes. »

Des conséquences environnementales durables

Les campagnes aériennes turques ont aussi des conséquences dans le temps long, explique Zwijnenburg, qui énumère leurs dommages environnementaux : fuites d’hydrocarbures, pollution de l’air, des sols et des nappes phréatiques, rejet de gaz à effets de serre. « [Le nord-est syrien] fait déjà face à l’héritage toxique de la production pétrolière, dit-il. Les bombardements ne font qu’aggraver cette pollution. » D’après ses calculs à partir d’images satellites, la coulée noire de Swediyeh a déjà à elle seule recouvert plus de 65 000 m² de terrain.

Lire aussi : Rojava kurde : un projet écologique menacé par l’invasion turque

Sur place, les activistes environnementaux craignent aussi les effets indirects de la pénurie énergétique, si elle se prolonge. « Nous craignons un retour en arrière comme en 2014, quand les gens se sont mis à couper massivement des arbres pour se chauffer », raconte Alva Ali, de l’ONG Ahimsa for Nonviolence and Peacebuilding.

Depuis des années, des organisations locales tentent de replanter les arbres qui ont été abattus pendant la guerre et encouragent l’Aanes à réguler l’exploitation du pétrole pour la rendre moins polluante. Des efforts qui semblent vains puisque les infrastructures énergétiques sont sans cesse à reconstruire. « Il faut que la communauté internationale mette fin aux bombardements et impose une zone d’exclusion aérienne », argumente Alva Ali.

Mais la communauté internationale se désintéresse de plus en plus de la zone depuis la chute de l’État islamique en 2019. La population locale et les FDS ont pourtant été les principaux remparts contre son extension dans le nord-est syrien.

« Nous ne comprenons pas le silence de la communauté internationale concernant le nord-est de la Syrie, dit Bassam Alahmad. À cause de l’influence politique de la Turquie, parce qu’elle fait partie de l’Otan, la plupart des gouvernements occidentaux ne s’expriment pas sur ces frappes alors même qu’Ankara annonce ouvertement qu’elle va cibler des infrastructures civiles. »

Mohammed Hassan, quant à lui, n’espère pas planter de blé dans ses champs avant au moins dix ans. Dans la station de gaz voisine, les ouvriers s’affairent en respirant un air toxique, chargé d’odeur de soufre, de pétrole et de gaz. Tous guettent le ciel en quête du prochain drone.

Notes

[*] En 2018, la Turquie lance l’opération Rameau d’Olivier pour s’emparer du district kurde d’Afrin, alors contrôlé par l’Aanes. Les combats terrestres sont principalement menés par des groupes armés syriens alliés à Ankara, qui les soutient avec des renforts aériens.

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