Dans un contexte global de détente, Ankara, tout en maintenant l’indépendance de sa politique étrangère, devrait privilégier la négociation à la confrontation, même avec les Occidentaux. Par Yusuf Selman Inanc, Middle East Eye du 6 juin 2023.
Diversifier les alliés, prévenir les crises diplomatiques importantes, accélérer les efforts de réconciliation avec la Syrie, l’Égypte et les États du Golfe, et surtout, maintenir l’indépendance de sa diplomatie : c’est ainsi que plusieurs sources décrivent à Middle East Eye les grandes lignes de la politique étrangère turque sous le troisième mandat de Recep Tayyip Erdoğan.
« La Turquie se positionne comme un acteur ou une puissance mondiale. Cela signifie que la Turquie adopte une perspective distincte pour chaque conflit ou problème qu’elle rencontre », explique Murat Yeşiltaş, responsable de la recherche sur la politique étrangère pour la Foundation for Political, Economic, and Social Research (SETA), think tank basé à Ankara.
Que ce soit sur le dossier de la guerre en Ukraine ou des Kurdes syriens en Méditerranée orientale, cette approche a souvent opposé la Turquie aux puissances régionales et internationales. Maintenant qu’une détente a été enclenchée avec plusieurs rivaux régionaux, des efforts seront faits pour éviter les confrontations directes.
Une source au ministère des Affaires étrangères s’exprimant sous couvert d’anonymat a déclaré à MEE que l’économie jouerait un rôle crucial dans l’élaboration de la politique étrangère de la Turquie au cours des cinq prochaines années.
Avec l’Occident : des obstacles à une détente totale
« La Turquie poursuivra une politique étrangère indépendante », a déclaré la semaine dernière James Jeffrey, ancien envoyé spécial américain auprès de la coalition mondiale contre le groupe État islamique (EI).
La Turquie exige fermement de la Suède l’extradition de plusieurs citoyens turcs accusés de « terrorisme » en échange d’une entrée du royaume dans l’OTAN.
Ensuite, Ankara exhorte les États-Unis à cesser de soutenir le PYD, un groupe qui contrôle le nord-est de la Syrie et que la Turquie considère comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe armé en guerre depuis plusieurs décennies contre l’État turc.
Enfin, Erdoğan, qui entretient des relations personnelles étroites avec le président russe Vladimir Poutine, refuse de se joindre aux sanctions occidentales imposées à Moscou à la suite de l’invasion de l’Ukraine. En réponse, les États-Unis ont retardé la vente d’avions de combat F-16 à la Turquie.
Selon le quotidien Hürriyet, lors d’une récente conversation téléphonique entre Erdoğan et le président américain Joe Biden, ce dernier aurait exprimé son désir de faire avancer l’accord sur les F-16. Mais Biden aurait aussi indiqué que la ratification de l’adhésion de la Suède à l’OTAN était une condition préalable.
Murat Yeşiltaş, le principal obstacle à une détente totale dans les relations turco-américaines reste le soutien américain au PYD, dont la branche armée, les YPG, est le principal allié de Washington contre l’EI sur le terrain. Mais selon lui, les États-Unis sont prêts à continuer à travailler avec la Turquie tant qu’Ankara cherchera à rétablir le lien.
En ce qui concerne l’Union européenne, des questions clés telles que la candidature de la Suède à l’OTAN, l’accord sur les réfugiés de 2016 et l’impasse entre la Turquie et la Grèce au sujet des frontières maritimes restent au premier plan.
Erdoğan a récemment accusé l’UE d’utiliser la délivrance de visas comme moyen de chantage contre la Turquie, actuellement confrontée au plus grand nombre de refus de visa parmi les pays dont les ressortissants souhaitent entrer dans l’UE.
Pour Murat Yeşiltaş, il est probable que la Turquie ratifie la candidature d’adhésion de la Suède lors du sommet de l’OTAN en juillet. Il s’attend également à ce que la Suède prenne des mesures pour empêcher les manifestations anti-turques des partisans du PKK. Selon lui, la Turquie demandera aux États membres de l’UE de simplifier les procédures de demande de visa.
En Méditerranée orientale, une période de détente avec la Grèce n’est pas à exclure alors que la Turquie concentre ses efforts sur l’exploration des ressources énergétiques en mer Noire et sur le mont Gabar, dans le sud-est de la Turquie, où du gaz naturel et du pétrole ont été récemment découverts.
Avec la Russie : des désaccords mais de la coopération
Alors qu’Ankara a vendu des drones armés à l’Ukraine, elle s’est abstenue d’imposer des sanctions à la Russie. L’accord négocié par la Turquie et les Nations unies pour permettre l’exportation en toute sécurité de céréales depuis les ports ukrainiens de la mer Noire a renforcé la position d’Ankara.
Des responsables turcs ont indiqué à MEE que certains pays de l’Union européenne sont favorables au maintien de cette politique par la Turquie car elle leur permet d’engager des discussions avec Moscou par l’intermédiaire de la Turquie.
Même si Ankara et Moscou se trouvent se trouvent en désaccord sur plusieurs questions (Haut-Karabakh, Syrie, Libye), les deux capitales coopèrent, comme le montre l’inauguration par Erdoğan, en avril, de la centrale nucléaire d’Akkuyu, construite par la Russie, en présence de Poutine par liaison vidéo.
Le projet Akkuyu va au-delà d’une simple entreprise de construction : il facilite le partage des connaissances et de la technologie entre les deux pays. Essentiellement, la Russie a joué un rôle important dans l’entrée de la Turquie dans le domaine de l’énergie nucléaire.
Avec les pays du Golfe : la géoéconomie prend le pas sur la géopolitique
Le soutien de la Turquie aux soulèvements populaires dans la région, notamment aux gouvernements libyen, tunisien et égyptien qui ont suivi le Printemps arabe, a d’abord conduit à une confrontation avec plusieurs États du Golfe qui ont soutenu les contre-révolutions.
Mais Erdoğan a lancé plusieurs processus de réconciliation avec l’Égypte, la Syrie, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
Avec Abou Dabi et Riyad, d’importants accords économiques d’une valeur de plusieurs milliards de dollars ont été conclus, ainsi que la sécurisation d’un dépôt de 5 milliards de dollars à la Banque centrale de Turquie. En janvier 2022, les banques centrales turque et émiratie ont signé un accord financier d’un montant équivalent à 5 milliards de dollars visant notamment à juguler la dégringolade de la livre turque.
Pour Murat Yeşiltaş, ces rapprochements inaugurent une nouvelle ère où la géoéconomie prend le pas sur la géopolitique. Mais le rapprochement avec les États du Golfe et l’Égypte n’implique pas que la Turquie abandonne son influence militaire dans des pays comme la Libye ou la Somalie.
La Turquie a également tenu une réunion avec le gouvernement syrien à Moscou en mai, une décennie après avoir rompu les liens et déclaré son soutien à l’opposition syrienne. Damas insiste sur le retrait des troupes turques du nord du pays, Ankara estime qu’un tel retrait renforcerait le pouvoir du PYD. Il est donc peu probable que les discussions aient des résultats positifs immédiats.