En cinquante ans d’émigration, le profil des Turcs établis à l’étranger a profondément évolué, analyse Ahmet Insel, universitaire et éditeur turc, dans une tribune au « Monde », le 28 septembre 2023. La plupart des nouveaux exilés regrettent la « moyen-orientalisation » de leur pays et n’envisagent pas d’y retourner.
Depuis les années 1970, plusieurs vagues d’exil de la Turquie vers l’Europe occidentale se sont succédé. La dernière, qui a commencé à la proclamation de l’état d’exception, en 2016, suivi de la mise en place d’un régime autocratique, perdure depuis. Elle diffère des précédentes vagues par sa composition et par les motivations d’une partie des exilés.
Tous ne demandent pas l’asile politique, même si le nombre de requérants augmente depuis 2016. Ils étaient 58 000 à solliciter l’asile dans l’Union européenne (UE) en 2022. Plus de 40 000 ressortissants de la Turquie ont obtenu le statut de réfugiés politiques dans l’ensemble des pays de l’UE entre 2017 et 2021, contre 11 000 entre 2008 et 2016.
La répression militaire de 1971, le coup d’Etat militaire en 1980 et la « guerre sale » menée par les forces de l’ordre dans les années 1990 contre la rébellion kurde avaient surtout mis sur le chemin de l’exil des personnes engagées dans des organisations politiques ou syndicales. Ces exilés ont rapidement créé dans leur pays d’accueil des organisations politiques, des associations, des centres culturels, ont publié des revues et des journaux, en turc ou en kurde.
Certains, notamment en Allemagne, avaient comme objectif d’aider à l’intégration des travailleurs immigrés, mais la plupart poursuivaient leur engagement comme la prolongation des activités politiques menées légalement ou clandestinement en Turquie. Ils avaient tous le projet d’y retourner rapidement. La répression y était féroce, mais ils anticipaient un retour à la normale dans un horizon prévisible. En effet, beaucoup d’entre eux sont rentrés après l’amnistie générale de 1974 ou à la suite de l’abolition de certains articles du code pénal turc, en 1991. En revanche, la très grande majorité des exilés des années 1990, des militants kurdes ou de l’extrême gauche radicale prônant la lutte armée, n’ont pas eu jusqu’à aujourd’hui la possibilité de rentrer.
Tentatives d’encadrement par l’Etat turc
Après le coup d’Etat de 1980, un petit flux d’exilés d’extrême droite a vu le jour. Ils ont été rapidement intégrés dans l’appareil d’encadrement de la diaspora mis en place par l’Etat turc, notamment pour entretenir parmi les travailleurs immigrés la fibre conservatrice nationaliste. Enfin, les alévis [des musulmans hétérodoxes libéraux dont le culte n’est pas reconnu à part entière par Ankara], qui ont massivement connu l’exil avant et après 1980, notamment à la suite des pogroms subis dans des villes anatoliennes, ont constitué dans les pays européens des réseaux associatifs et engagé auprès des pouvoirs publics des actions pour la reconnaissance de leur différence cultuelle par rapport à l’islam sunnite.
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La diaspora turque en Europe est aussi clivée, sinon plus, que la société en Turquie. D’un côté, les conservateurs nationalistes, qui sont des fervents partisans de Recep Tayyip Erdogan, et de l’autre, des modernistes laïques, des militants de gauche, des alévis, des Kurdes, dont le principal point commun est d’être farouchement anti-Erdogan. Le gouvernement de l’AKP essaye d’utiliser la diaspora turque comme une force de lobbying politique locale et comme un appoint électoral. Erdogan a obtenu 60 % des voix de la diaspora en mai, mais rappelons que le vote à l’étranger ne représente que 3 % de la participation électorale totale en Turquie.
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Depuis le milieu des années 2010, une chape de plomb islamo-nationaliste couvre la Turquie, entraînant une diversification encore plus importante du profil des exilés : des activistes de la société civile, des universitaires, des artistes, des journalistes, des maires et des députés élus, des médecins et des informaticiens, des ingénieurs. L’exil s’est aussi significativement féminisé. Il y a aussi eu une vague d’exilés soupçonnés d’appartenir aux réseaux de la confrérie Gülen, accusée d’avoir organisé la tentative de coup d’Etat de juillet 2016. Une partie d’entre eux ont intégré les réseaux gülenistes existants à l’étranger.
Un nouveau profil d’exilés commence à émerger dans cette dernière vague. Ce sont ceux qui quittent la Turquie pour des motifs socioculturels. Fuir la pression montante d’un mode de vie conservateur musulman, assurer un meilleur avenir à ses enfants, rechercher une meilleure reconnaissance de ses compétences professionnelles sont les mobiles avancés par cesexilés issus en grande partie des classes moyennes urbaines et éduquées. Parlant souvent une langue étrangère, nombre d’entre eux sont dans des professions recherchées à l’étranger comme la santé ou la programmation. Ils quittent souvent leur emploi sans le projet de retour dans un horizon prévisible. Les demandes de visas pour faire des études supérieures explosent en Turquie.
Une volonté forte de s’intégrer
Les nouveaux exilés sont surtout soucieux de leur intégration rapide dans le pays d’accueil. Ceux qui ne sont pas inquiétés par la justice retournent en Turquie lors des vacances pour voir leurs proches, pour garder le contact avec leurs collègues. Certains poursuivent à distance une partie de leur activité là-bas. Souvent, ils préfèrent ne pas s’engager publiquement contre le régime d’Erdogan pour pouvoir retourner au pays, mais ils se mobilisent massivement pour voter contre lui à l’étranger ou en retournant en Turquie.
Mais d’autres, des chercheurs comme la sociologue Pınar Selek, des écrivains, des artistes, des juristes, s’organisent pour sensibiliser les pouvoirs publics et les institutions européennes aux exactions du régime d’Erdogan. Beaucoup de journalistes exilés, comme Can Dündar, Banu Güven ou Celal Baslangıç, continuent à animer des sites d’information et des programmes télé et à informer un public habitué à contourner les interdictions d’accès sur les médias sociaux. Avec une présence de plus en plus massive de chercheurs exilés, se produit à l’étranger une éclosion remarquable de la recherche et des publications sur la Turquie.
La plupart des nouveaux exilés pour des motifs socioculturels n’envisagent pas de retourner vivre en Turquie, parce qu’ils perçoivent la guerre culturelle menée sur plusieurs fronts par le pouvoir islamo-nationaliste comme gagnée en grande partie, avec des changements irréversibles socialement et culturellement. Ils sont convaincus qu’ils ne retrouveront plus la vie quotidienne et la société qu’ils ont connues une décennie plus tôt et regrettent la « moyen-orientalisation » de leur pays. Mais ils continuent tous à prononcer à la première occasion cette phrase lancinante qui meuble les conversations entre les modernistes laïques turcs depuis fort longtemps : « Qu’adviendra-t-il de ce pays ? »
Ahmet Insel (Universitaire et éditeur turc) est l’auteur, avec Pierre-Yves Hénin, du « National-capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie » (Bleu autour, 2021).