Quelques jours avant le deuxième tour de l’élection présidentielle turque, il analyse la politique culturelle et musicale menée par l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan. Pour écouter sur France musique du 22 mai 2023.
Avec Antoine Pecqueur, journaliste
« Ces dernières années, le président Erdogan a clairement voulu montrer qu’il mettait de l’argent public dans la culture, du moins institutionnelle, et notamment dans la musique. Il a ainsi fait construire de nouveaux équipements dans le pays. En 2020 a été inaugurée la nouvelle salle de concert symphonique de la capitale, Ankara. C’est dans cette salle que joue l’Orchestre symphonique présidentiel. Car Erdogan a son propre orchestre. Et un an plus tard, un nouvel Opéra a lui ouvert ses portes à Istanbul. Le lieu n’est pas anodin : c’est sur la place Taksim, où ont eu lieu des manifestations monstres contre le régime, qu’a été construit cette salle de spectacle, ainsi qu’une mosquée. Pour bien montrer que l’Etat, et surtout le parti islamo-conservateur d’Erdogan, reprenait le pouvoir sur cette place. »
Derrière ces équipements, quelle est la vision culturelle de Recep Tayyip Erdogan ?
« Lors de l’inauguration de la nouvelle salle d’Ankara, à laquelle j’ai pu assister, il y a eu un long discours d’Erdogan, exposant sa vision de la politique culturelle. Très clairement, il ressortait que son objectif était de tourner la page de l’époque d’Atatürk qui, il y a cent ans, ouvrait la Turquie à la culture occidentale. Pour l’actuel président, il faut au contraire que la culture turque regarde davantage vers l’est, vers le Moyen-Orient. Son message est clair : il veut un art plus populaire, à destination des populations du centre de la Turquie, de l’Anatolie, celles qui, comme on l’a encore vu au premier tour de l’élection, vote majoritairement pour lui. Alors, comment cela se traduit-il ? Par exemple, dans sa programmation : l’Orchestre symphonique d’Ankara joue un mélange de musique classique occidentale et d’œuvres d’inspiration traditionnelle. »
Erdogan utilise aussi la culture pour faire rayonner la Turquie ?
« Il a en effet relancé le réseau de centres culturels Maarif. Ces centres étaient auparavant entre les mains du mouvement de Fetullah Güllen, celui qu’Erdogan accuse d’être à l’origine du coup d’état avorté de 2016. L’Etat turc a donc repris en main sa politique culturelle étrangère, avec comme but de développer l’apprentissage du turc dans le monde. Et notamment sur le continent africain, où les relations avec la Turquie sont de plus en plus fortes. »
Comment vivent les artistes en Turquie ?
« Etre artiste en Turquie est extrêmement précaire. Les salaires dans les institutions publiques sont très faibles. Dans la musique classique, les artistes turcs privilégient quand ils le peuvent le secteur privé. Le groupe industriel Borusan a ainsi son propre orchestre, qui rémunère bien mieux les musiciens. Beaucoup d’artistes ont fui le pays, d’autant plus après le coup d’état avorté de 2016, qui a été suivi de purges dans les milieux universitaires et culturels. Car, outre l’enjeu économique, les artistes sont confrontés en Turquie à de graves atteintes à la liberté d’expression. »
« Il y a en effet censure dès que le message devient politique. Et les conséquences sont dramatiques pour les artistes. Selon le dernier rapport de l’ONG Freemuse, la Turquie est le pays au monde qui engage le plus de poursuites judiciaires contre les artistes. J’aimerais avoir une pensée ce matin pour Nudem Durak, une chanteuse kurde qui purge une peine de dix-neuf ans de prison. Son crime ? Appeler dans ses chansons à défendre le peuple kurde. Il y a eu sous l’ère Erdogan un vaste mouvement de répression contre la culture kurde. Vous l’aurez compris : même s’ils n’osent le clamer haut et fort, les artistes en Turquie sont un grand nombre à croiser les doigts pour que l’élection de dimanche prochain marque la fin des 20 ans de l’ère Erdogan. »