Guillaume Perrier poursuit son enquête au sujet de l’activité des services turcs à l’étranger et élargit le contexte de son entretien avec un repenti des services secrets turcs. Dans le Point du 24/09/2021:
Pour traquer ses ennemis, Recep Tayyip Erdogan ne connaît pas de frontières. Et le service turc de renseignement, le redoutable Milli Istihbarat Teskilati (MIT), est entièrement voué à cette tâche. « Où qu’ils aillent, nous les ficellerons et nous les ramènerons ici ! » tonnait le président turc en mars 2018, juste après l’enlèvement spectaculaire au Kosovo, par ses agents, de cinq enseignants turcs et d’un cardiologue. Les cibles étaient accusées d’être membres de l’organisation du prédicateur Fethullah Gülen , réfugié aux États-Unis, et soupçonnées à ce titre d’avoir participé à la tentative de coup d’État de juillet 2016 .
Depuis ce putsch manqué, le pouvoir turc a lancé une chasse à l’homme mondiale contre les « gülénistes », ses anciens alliés. Selon une source gouvernementale, les agents du MIT ont ciblé et localisé plus de 4 600 personnes parmi les membres de cette confrérie musulmane : professeurs, hommes d’affaires, militants associatifs, expatriés dans plus de 110 pays. À son apogée, le réseau Gülen disposait de centaines d’établissements scolaires d’excellence à travers le monde, un réseau d’influence déployé avec la bénédiction de l’État turc. Chacun de ces « missionnaires » gülénistes doit désormais être ramené en Turquie de gré ou de force, pour y être jugé pour « appartenance à une organisation terroriste ».
« Gros poisson ». La dernière opération de ce type a été menée en mai à Nairobi, à 5 000 kilomètres d’Istanbul. Le Kenya a noué de solides relations économiques avec la Turquie depuis une dizaine d’années. Mais il s’est opposé à elle lorsque Erdogan est venu exiger la fermeture immédiate des six écoles gülénistes. C’est dans l’une de ces écoles, installée dans la capitale Nairobi, que travaillait Selahaddin Gülen, le neveu du chef de la confrérie. Le 3 mai, sa femme, également enseignante, a signalé sa disparition au commissariat de police. Pendant trois semaines, elle est restée sans nouvelles. Les proches de Selahaddin Gülen pensent qu’il a pu être détenu illégalement et « cuisiné » dans les locaux de l’ambassade de Turquie à Nairobi. Les autorités kényanes restent muettes. « Au Kenya, le discours est que Gülen a été enlevé à la sortie du poste de police [où il pointait chaque semaine depuis qu’il avait été placé sous contrôle judiciaire, NDLR] », observe le correspondant de l’organisation Human Rights Watch (HRW) pour l’Afrique de l’Est. Les soupçons d’enlèvement se sont renforcés le 19 mai, lorsque le président Erdogan s’est félicité d’avoir attrapé un « gros poisson » de l’organisation güléniste. « Nous allons bientôt annoncer la capture d’un membre très important de Fetö [l’acronyme utilisé pour « organisation terroriste de Fethullah Gülen« , NDLR]. Il est entre nos mains. » C’est finalement le 31 mai que, par un communiqué de l’agence d’État Anatolie, la Turquie officialise l’information. « Selahaddin Gülen, parent du terroriste Fethullah Gülen, a été capturé à l’étranger et ramené, lundi, à Ankara par les Forces armées turques et les Services de renseignement (MIT). »
Le MIT , au service d’Erdogan
Le Milli Istihbarat Teskilati (Organisation nationale du renseignement) est un État dans l’État turc. Chargé à la fois du renseignement intérieur et extérieur, il traque les « ennemis de l’État » : Arméniens, séparatistes kurdes, partisans de l’opposant Fethullah Gülen…
Il est dirigé depuis 2010 par Hakan Fidan , un ancien militaire, fidèle de Recep Tayyip Erdogan.
Il compte officiellement 8 000 agents basés en Turquie et à l’étranger. Il contribue à l’expansion militaire de la Turquie, en Syrie, en Libye ou en Somalie tout en diffusant l’influence turque partout où le président turc nourrit des ambitions.
L’agence aurait recruté plusieurs milliers d’informateurs et de sous-traitants à travers le monde, notamment en Europe.
Séquestré, torturé. Le même jour, le MIT lançait une manœuvre similaire à Bichkek, au Kirghizistan : Orhan Inandi, fondateur du groupe scolaire du mouvement Gülen et installé dans le pays depuis vingt-six ans, fut kidnappé à son tour. On retrouva sa voiture à deux rues de chez lui, fenêtres ouvertes et pneus crevés, avec ses effets personnels et ses téléphones à l’intérieur. Sa femme donna aussitôt l’alerte, et la petite communauté güléniste se mobilisa pour réclamer sa libération. Pendant plusieurs jours, des familles protestèrent sous les fenêtres de l’ambassade de Turquie en brandissant son portrait. Pour son épouse, aucun doute, c’est là qu’il a été séquestré, torturé, physiquement et psychologiquement, par les agents du MIT. Ils cherchaient, expliqua-t-elle, à le forcer à renoncer à sa nationalité kirghize pour le rapatrier contre son gré… Les proches d’Inandi ont fait le parallèle avec le sort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, assassiné en 2018 alors qu’il se trouvait à l’intérieur du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Si Inandi était renvoyé en Turquie, « il risquerait d’être maltraité ou torturé et de subir une détention arbitraire et un procès inéquitable », a averti Human Rights Watch. Cela n’a pas empêché son transfert vers Ankara, où il est réapparu, amaigri et fatigué, début juillet, après deux mois sans nouvelles.
Pressions. Malgré les condamnations des organisations de défense des droits de l’homme, au Kenya comme au Kirghizistan, la Turquie a pu intervenir en toute impunité. Pour s’assurer le silence des autorités, Ankara a multiplié les coups de pression, notamment sur le continent africain. Peu de pays ont les moyens de lui tenir tête. Deux jours après l’enlèvement du neveu de Gülen à Nairobi, le Kenya signait avec la compagnie turque Katmerciler un contrat d’achat de 118 véhicules blindés… Quant au Kirghizistan, qui avait refusé d’extrader deux cadres gülénistes en 2019, il a fini par céder. Une semaine après la disparition suspecte d’Orhan Inandi, le président Sadyr Japarov a été reçu en grande pompe à Ankara, le 9 juin, pour une visite d’État de trois jours. « Nous allons intensifier nos efforts pour atteindre notre objectif de 1 milliard de dollars de volume commercial », a promis Erdogan. Les médias turcs ont annoncé « une nouvelle ère dans les relations bilatérales ».
Pieuvre. Le siège du MIT à Ankara. Le Kale (forteresse) a été inauguré par Erdogan en 2020.
La traque mondiale des fugitifs gülénistes est une politique ouvertement assumée par Ankara. En 2018, Bekir Bozdag, un responsable du Parti de la justice et du développement – l’AKP, le parti présidentiel -, s’était félicité de la capture de 80 d’entre eux dans 18 pays. En juillet 2020, le ministre de la Justice, Abdulhamit Gül, annonçait 116 prisonniers « empaquetés ». Selon les organisations non gouvernementales et les réseaux de solidarité à l’étranger, 115 personnes auraient été rapatriées depuis l’été 2016 depuis 33 pays : Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Malaisie, Géorgie, Pakistan, Soudan, Ukraine, Albanie, Cambodge, Algérie… La liste est longue. Le modus operandi est souvent le même. Une fois ses cibles repérées, la Turquie formule des demandes d’extradition. Si le pays ne cède pas, les équipes clandestines passent à l’action. Elles disposent d’avions spéciaux, parfois des jets privés pour plus de discrétion. Ankara a entrepris des négociations avec 105 pays pour mettre fin aux activités des gülénistes. En janvier 2020, alors qu’il inaugurait la nouvelle « forteresse » des services secrets turcs, à Ankara, le président Erdogan avait déclaré que les opérations d’« empaquetage » allaient se multiplier. Le MIT, dirigé depuis 2010 par le fidèle Hakan Fidan, est à sa botte.
8 000 espions. En mars 2018, les espions du MIT sont à Libreville, au Gabon. Un matin, à l’école La Lumière, trois enseignants sont arrêtés par la police gabonaise. Le réseau güléniste s’agite. Il envoie aussitôt un cadre de France, M. A., pour régler la crise. « J’ai accepté cette mission même si c’était risqué, témoigne ce Franco-Turc aujourd’hui installé en région parisienne. Je suis arrivé un jeudi à Libreville, j’ai pris un premier contact avec les familles des trois professeurs, qui étaient toujours détenus. Mais, le samedi, les femmes et les enfants ont été arrêtés à leur tour, et, le soir même, la Turquie a rapatrié tout le monde par un avion spécial. Si j’avais été avec eux à ce moment-là, j’aurais été embarqué aussi. Je me suis retrouvé tout seul sur place. » Trois jours plus tard, la police revient à l’école La Lumière. Cette fois, c’est M. A. qu’elle vient chercher. « Le gardien est venu me voir en panique, il leur avait dit que je n’étais pas là. Ils étaient maintenant à mes trousses, il fallait que je quitte les lieux sur-le-champ », raconte le cadre güléniste. Son passeport français ne décourage pas la Turquie, mais il permet à M. A. d’obtenir un billet sur le premier vol pour Paris, le soir même. « Il y a eu une concertation au plus haut niveau, raconte-t-il. La consule m’a dit que je devais quitter le Gabon, car elle ne pourrait plus assurer ma sécurité. » Depuis, les écoles gülénistes ont été réquisitionnées et sont passées sous la bannière de la fondation Maarif et du gouvernement turc.
300 000 euros. Sur le continent européen, où de nombreux fugitifs ont trouvé asile, la Turquie opère plus discrètement. Mais, parfois, les choses ne se passent pas comme prévu et les agents turcs laissent des traces compromettantes. En Moldavie et au Kosovo, les opérations extrajudiciaires du MIT ont divisé la classe politique et sont devenues des enjeux locaux. La Bulgarie est le seul pays de l’Union européenne à avoir accepté les demandes d’extradition d’Ankara. Mais les services turcs disposeraient, selon un rapport du renseignement intérieur allemand, d’environ 8 000 espions en poste à travers l’Europe, ainsi que de milliers d’informateurs, dont l’activité se concentre sur le fichage de ses opposants. Depuis 2016, une vingtaine d’enquêtes ont été ouvertes en Allemagne pour des tentatives d’espionnage ou d’infiltration d’institutions. Mais c’est à Zurich qu’a eu lieu l’opération la plus spectaculaire, une tentative d’enlèvement déjouée à la dernière minute par les services suisses. Elle visait Ali F., un binational turco-suisse, homme d’affaires local et mécène des activités du mouvement Gülen. L’un de ses collaborateurs avait été approché par le MIT en août 2016. « Lorsque j’ai eu des soupçons, je suis allé voir la police et je me suis rendu compte qu’ils étaient déjà au courant, explique cet homme qui vit en Suisse depuis quarante ans. Ils m’ont montré des photos et fait écouter des enregistrements de conversations. » Le plan était limpide. Les agents secrets turcs avaient briefé leur recrue pour qu’elle les aide à kidnapper Ali F. L’homme devait verser dans sa nourriture du GHB, un puissant psychotrope, et contacter le MIT. Il aurait reçu 300 000 euros en échange de son aide. « Que se serait-il passé ensuite ? On m’aurait ramené en Turquie ? » se demande la victime, qui vit toujours sous protection. Les réunions préparatoires s’étaient déroulées dans un cimetière de Zurich, en présence de deux diplomates turcs de l’ambassade de Berne mais aussi sous la surveillance des services locaux. Malgré le scandale provoqué en Suisse, aucune poursuite n’a pu être engagée contre les agents turcs. »
Guillaume Perrier