Après avoir entretenu, pendant des années, un climat de très forte tension sur la scène politique, le chef de l’Etat a tendu la main à son opposant numéro un, Özgür Özel, chef du Parti républicain du peuple.
Le Monde, le 16 mai 2024, par Nicolas Bourcier
La scène, impensable jusqu’à récemment, se déroule le 24 avril dans un parc non identifié, très certainement dans la capitale, Ankara. Le chef de la formation d’extrême droite, le Parti d’action nationaliste (MHP), Devlet Bahçeli, marche lentement, seul, sans un mot, face caméra. La musique qui accompagne la vidéo, diffusée sur les réseaux sociaux, est celle du crooner Ferdi Tayfur, une chanson d’amour éperdu, dans la plus pure tradition arabesque : « Tu m’as toujours enchaîné comme un esclave, je suis devenu ton ami et tu es devenu un ennemi. Si je dis que tu es un traître, c’est toi qui me le fais dire. Ce que j’ai souffert de ta part suffit. »
Métaphore politique ? Message subliminal ? Les deux ? La presse et les réseaux sociaux ont immédiatement fait des gorges chaudes de cette vidéo. Bahçeli, figure de l’ultranationalisme turc le plus réactionnaire et vociférant, symbole vivant, à 76 ans, du virage autoritaire de Recep Tayyip Erdogan, avec qui il s’est allié après le coup d’Etat raté de juillet 2016, aurait-il changé de style ? Ces images ont ouvert un abîme de questions dans cette Turquie où souffle un vent nouveau depuis les élections municipales du 31 mars.
L’adresse de Devlet Bahçeli fait suite au revers cinglant subi par la coalition au pouvoir lors de ce scrutin. Non seulement le Parti de la justice et du développement (AKP) du président n’est plus la première formation politique du pays, mais le MHP a perdu, tout comme les autres formations nationalistes, plus de la moitié de ses voix par rapport aux élections générales de 2023. La formation de Bahçeli, avec 4,9 %, a glissé à la cinquième place, derrière le parti prokurde DEM. De quoi ébranler certains équilibres.
Cinq jours après la diffusion de la vidéo, le chef de l’Etat s’est rendu au domicile de Bahçeli, pour la première rencontre entre les deux hommes depuis leur débâcle électorale. Rien n’a filtré de ce tête-à-tête. Le 2 mai, le même Erdogan a rencontré Özgür Özel, chef de la formation victorieuse du scrutin, le Parti républicain du peuple (CHP), qui s’est déplacé au siège de l’AKP.
Changement de ton notable
L’événement a été qualifié d’« historique » par l’opposition et les médias progouvernementaux. Jamais, en huit ans, le président ne s’était ainsi réuni avec le chef de file du principal parti de l’opposition. La rencontre a duré une demi-heure et s’est terminée sans conférence de presse. Mais la présence de Namik Tan, membre du CHP et ancien ambassadeur à Washington et en Israël, laisse à penser que le conflit à Gaza et les relations entre les Etats-Unis et la Turquie ont probablement été abordés, au même titre que les salaires, l’Etat de droit et l’ébauche d’une nouvelle Constitution souhaitée par M. Erdogan.
Dans le même esprit de conciliation, le président a déclaré, le lendemain, qu’il prévoyait de se rendre à son tour chez son adversaire. « La Turquie et la politique turque en ont besoin », a-t-il dit. S’exprimant après la prière du vendredi, il a ajouté : « Avec cette étape, nous voyons que la politique est entrée dans une période d’adoucissement. »
Le mot est lâché. Et n’a pas fini de surprendre de la part d’un président qui n’a cessé d’entretenir, depuis des années, une stratégie de la tension et de la polarisation. Erkan Bas, le président du Parti des travailleurs turcs (TIP), a immédiatement déploré le double langage du pouvoir, rappelant l’interdiction, la veille de la rencontre, le 1er mai, du rassemblement des syndicats sur la place Taksim, à Istanbul, et les dizaines d’arrestations spectaculaires qui ont suivi. Plusieurs commentateurs ont, eux, dénoncé la condamnation, au même moment, à deux ans de prison du journaliste Baris Terkoglu pour deux articles portant sur un juge ayant condamné différentes figures de l’opposition. D’autres ont signalé la préparation en cours d’un nouvel arsenal législatif sur l’« espionnage », visant à réduire encore davantage l’espace d’expression civique.
Il n’empêche. Le changement de ton de ces derniers jours est notable. « Après une telle défaite, le Palais se devait de changer d’agenda, avance Yasar Aydin, rédacteur en chef du quotidien d’opposition BirGün. Il lui faut gagner du temps. Il y a cette crise économique, avec laquelle il est pieds et poings liés, et puis il y a cette alliance avec le MHP qui lui a été peut-être nuisible et que certains remettent en question. D’où cette impression de retour aux principes de base de la politique. »
Erdogan a besoin d’alliés
Pour la journaliste économique Melda Onur, invitée à un débat organisé par le site Gazete Duvar, « on est surpris par cette séquence parce que cela fait trente ans que l’on n’a pas connu de “normalisation” de notre vie politique ».Et l’ex-députée CHP d’ajouter : « Ces rencontres sont une manœuvre du pouvoir pour le garder. Ce changement n’exclut pas un raidissement ultérieur de la part du gouvernement. » Bülent Arinc, ex-président du Parlement et membre fondateur de l’AKP, se veut, lui, rassurant. Cet ancien allié-clé d’Erdogan anticipe un retour à l’identité « conservatrice » et « démocratique » du parti. « Nous n’avons tout simplement pas d’autre choix. »
De fait, le président Erdogan a besoin d’alliés. Si son alliance avec Devlet Bahçeli donne au gouvernement une majorité au Parlement, la coalition islamo-nationaliste ne dispose pas des deux tiers des sièges nécessaires pour adopter des amendements constitutionnels. « Erdogan insiste sur un plan de transition qui comprend la révision de la Constitution, qui pourrait lui garantir sa propre continuité [au-delà de 2028], souligne Yasar Aydin. Mais, pour cela, il a besoin des voix du CHP. La vraie question aujourd’hui est : quelle sera l’attitude de l’opposition ? »
Pour l’heure, Özgür Özel rejette l’idée d’une quelconque réforme. « Appliquez déjà la Constitution que vous avez vous-même fait passer, augmentez les revenus des retraités et le salaire minimum, libérez les détenus [du mouvement de révolte en 2013] de Gezi, a-t-il lancé. Une nouvelle ère a commencé, une période où la lutte sera peut-être plus dure, mais où nous utiliserons toute la diplomatie nécessaire et l’art de la négociation. » Le 7 mai, le chef du CHP s’est rendu, à son tour, chez Devlet Bahçeli, dans son bureau, au sein du Parlement. Une première également depuis de nombreuses années. La réunion s’est tenue à huis clos. Aucune vidéo du chef de file ultranationaliste n’a été depuis signalée.