La volonté du chef de l’opposition turque Kemal Kılıçdaroğlu de plaire aux États-Unis, à l’Union européenne et à l’OTAN n’est pas de bon augure pour la région. Par David Hearst, Middle East Eye, le 3 mai 2023.
u petit matin du 16 juillet 2016, le sort du président turc était inconnu. Des sections des forces armées venaient d’organiser un violent coup d’État. Des avions de chasse avaient bombardé le Parlement et des coups de feu avaient retenti devant le siège des services de renseignement turcs, mais il n’y avait aucune certitude quant au sort de Recep Tayyip Erdoğan, aperçu pour la dernière fois dans sa villa de vacances.
Les présentateurs à la télévision saoudienne, émiratie ou égyptienne avaient passé la nuit à annoncer avec délectation, minute après minute, que l’ennemi juré qui avait soutenu le Printemps arabe était mort ou avait fui le pays.
Fidèle à la méthode employée lorsque le premier président égyptien démocratiquement élu, Mohamed Morsi, a été renversé par un coup d’État militaire, le secrétaire d’État américain de l’époque, John Kerry, refusait de qualifier les événements survenus en Turquie de coup d’État. Il espérait plutôt « la stabilité, la paix et la continuité », donnant ainsi le feu vert aux militaires putschistes pour agir à leur guise.
Le Guardian venait de publier un éditorial, à peine déguisé en analyse de l’actualité, sur la fin d’un homme décrit comme un islamiste autoritaire. On y lisait qu’Erdoğan avait provoqué sa chute tout seul. L’éditorial était intitulé « Comment Recep Tayyip Erdoğan a attisé les tensions en Turquie ».
Il va sans dire que le titre a dû être rapidement modifié lorsqu’Erdoğan est sorti de sa tombe creusée trop tôt pour tenir une conférence de presse à l’aéroport d’Istanbul, après une nuit de jeu du chat et de la souris dans les airs avec les chasseurs.
Cette année, le 14 mai – ou plus probablement deux semaines plus tard, à l’issue d’un second tour –, Erdoğan pourrait bel et bien perdre le pouvoir, cette fois-ci par la voie constitutionnelle. Cette élection sera la course la plus serrée qu’il aura eu à mener en 22 ans. Contrairement aux simulacres de scrutins organisés au Moyen-Orient, il s’agit ici d’une véritable élection.
Beaucoup de choses ont changé dans ce pays. Si Erdoğan tombe, ce sera pour des questions telles que l’inflation et le coût de la vie. Ce sera une nouvelle itération du fameux « It’s the economy, stupid » (« C’est l’économie, idiot ! ») de Clinton. Lorsqu’on leur a demandé en 2018 s’ils voulaient du changement ou de la stabilité, la plupart des Turcs ont voté pour la stabilité ; aujourd’hui, c’est l’inverse.
Pas de spectateur neutre
Comme en 2016, le monde occidental n’est pas un spectateur neutre. Les relations d’Erdoğan avec les dirigeants occidentaux ont été pour le moins animées.
Si l’ancien président américain Donald Trump l’a décrit comme un joueur d’échecs de classe mondiale, Joe Biden a déclaré que le dirigeant turc avait un prix à payer. « Je pense que nous devrions adopter une approche très différente à son égard, faire clairement savoir que nous soutenons les leaders de l’opposition », a déclaré Biden avant son accession à la Maison-Blanche.
Le vice-président du Bundestag allemand, Wolfgang Kubicki, l’a qualifié de « rat d’égout ». Erdogan a lui-même soutenu que le président français Emmanuel Macron avait besoin « d’un traitement mental » pour son attitude à l’égard des musulmans.
Pire encore, aux yeux des dirigeants occidentaux, Erdoğan a retardé l’accession de la Suède à l’OTAN tout en laissant la Finlande y entrer. Il a commis l’erreur impardonnable, à leurs yeux, d’entretenir de bonnes relations avec la Russie comme avec l’Ukraine, tandis que ses troupes s’immiscent dans tout le Moyen-Orient et l’Afrique, de la Syrie à la Somalie en passant par la Libye, l’Irak et le Qatar.
Le dernier point chaud en date se trouve à Souleimaniye, en Irak. Des responsables occidentaux ont pointé du doigt la Turquie pour avoir mené une attaque de drone sur un convoi visant un chef kurde syrien, le général Mazloum Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes, qu’Ankara considère comme une ramification du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Trois gardes du corps américains se trouvaient dans le convoi. La Turquie a rejeté cette accusation.
En cas d’éviction d’Erdoğan, il ne fait aucun doute que le champagne coulerait à flots de Berlin à Washington. Cependant, sa disparition de la scène régionale serait-elle une bonne chose pour la Turquie, voire pour le Moyen-Orient ?
Pour répondre à cette question, j’ai rencontré divers responsables au sein du gouvernement et de l’opposition, notamment d’anciens ambassadeurs.
Le candidat commun de l’opposition à l’élection présidentielle, Kemal Kılıçdaroğlu, a fait une série d’annonces destinées à faire la une des journaux. Il a promis l’exemption de visas pour l’Europe dans les trois mois suivant son entrée en fonction. Il a menacé la Grèce d’une intervention armée. Il a affirmé vouloir se rendre à Washington, au Royaume-Uni et en Allemagne.
Une direction claire
Si l’on creuse un peu, on s’aperçoit que ses promesses doivent être fortement nuancées. Invité à s’exprimer à ce sujet, un haut responsable de l’opposition turque reconnaît que la promesse de Kılıçdaroğlu de permettre aux citoyens turcs de voyager sans visa dans les pays de l’espace Schengen dans un délai de trois mois est « très optimiste ». Même si le nouveau gouvernement turc satisfait à tous les critères de l’Union européenne (UE), il reste la petite affaire chypriote.
S’il y a des doutes sur les détails, la direction à prendre est claire. Ünal Çeviköz, ex-ambassadeur et conseiller principal de Kılıçdaroğlu pour les affaires étrangères, indique à MEE que le nouveau gouvernement sera déterminé à normaliser ses relations avec la communauté internationale, l’Union européenne et l’OTAN.
Il affirme que la nouvelle politique étrangère sera fondée sur « la non-ingérence dans les affaires intérieures des voisins, une politique étrangère impartiale et l’adhésion aux normes internationales ». Il fustige le recours d’Erdoğan au hard power en Libye et promet que la Turquie sera un « intermédiaire honnête » dans ce pays, qui discutera avec toutes les parties. Là encore, c’est plus facile à dire qu’à faire.
En Syrie, l’opposition turque a promis trois choses en même temps : renvoyer les 3,7 millions de réfugiés syriens chez eux, dialoguer avec le président Bachar al-Assad et corriger la politique consistant à prendre parti dans la guerre civile.
Interrogé quant à savoir ce qu’il adviendra des opposants d’Assad, que les troupes turques protègent à Idleb, un responsable de l’opposition me répond en souriant : « C’est une bonne question. ».
Il reconnaît qu’il faudra beaucoup de temps au gouvernement pour gagner la confiance de Damas mais aussi se dépêtrer d’Idleb. « Nous devrons renouer le dialogue avec la population locale d’Idleb et la réintégrer dans la société, soutient le responsable. Mais nous ne pouvons pas le faire seuls. »
Et l’Ukraine ? Les propos de Kılıçdaroğlu selon lesquels la Turquie devrait « se tenir aux côtés de l’Ukraine dans la guerre entre la Russie et Ukraine » ont été suivis d’une réaction rapide de son propre parti, le CHP. Le vice-président du groupe parlementaire, Özgür Özel, a souligné que la politique actuelle de la Turquie était correcte. « La Turquie ne peut sacrifier ni l’Ukraine ni la Russie », a-t-il indiqué.
Cette vision a été confirmée par deux responsables de l’opposition, qui conviennent qu’Ankara doit poursuivre son approche actuelle, équilibrée, en adoptant une position de médiateur. Ils ajoutent cependant qu’Ankara ne doit pas se joindre aux sanctions de l’UE.
Un retrait régional
Même en supposant que les partis politiques disparates et autrefois en guerre qui composent la coalition d’opposition de la Table des Six en Turquie préserveront leur unité au sein d’un gouvernement – ce qui est loin s’être assuré –, la seule politique qui les unit consiste en un retrait général de la région et une ouverture vers les États-Unis, l’UE et l’OTAN.
Je parle d’ouverture car les moyens d’y parvenir ne sont pas évidents. Bien entendu, la Turquie a besoin d’un savoir-faire occidental pour apprendre à transformer une start-up en une entreprise capable de voler de ses propres ailes. Les start-ups ont du mal à devenir des entreprises en Turquie parce que les gérants doivent tout faire, des impôts aux douanes en passant par les flux de trésorerie. Cela signifie que des diplômés universitaires talentueux peinent à convertir leurs idées en entreprises prospères, car ils trouvent peu d’investisseurs prêts à les soutenir. La plupart des investissements sont acheminés vers le bâtiment, où les retours sur investissement sont rapides et garantis et les acteurs politiques faciles à corrompre.
Environ la moitié des exportations turques sont destinées à l’UE. Une relation moins caustique avec l’Europe est un débouché tout à fait logique, mais l’adhésion à l’UE est loin d’être acquise. Au moins sept autres pays ont rejoint la file d’attente depuis que la Turquie est devenue candidate il y a plus de vingt ans, et je doute que Kılıçdaroğlu progresse plus rapidement qu’Erdoğan n’a tenté de le faire avant de jeter par-dessus bord son identité libérale et pro-européenne.
Si l’on met tout cela bout à bout, la volonté de plaire aux États-Unis, à l’UE et à l’OTAN saute aux yeux. Les moyens d’y parvenir sont moins évidents sans que les intérêts vitaux de la Turquie ne soient sacrifiés.
La Russie poursuivra la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu en Turquie, quel que soit le gouvernement en place. En revanche, le fait d’exclure le Qatar d’une usine de chars d’assaut qu’il a financée à 49 %, comme l’opposition s’est engagée à le faire, pourrait effrayer d’autres investisseurs étrangers dont la Turquie a désespérément besoin.
Mais c’est au Moyen-Orient qu’un changement de régime à Ankara serait le plus vivement ressenti. Et je ne pense pas seulement aux exilés égyptiens, syriens et palestiniens que la Turquie a accueillis.
Je fais référence aux relations de la Turquie avec ces mêmes chefs d’État qui, il y a sept ans, tentaient d’effacer Erdoğan de la scène internationale.
Un responsable au Moyen-Orient présente les choses ainsi : « En sciences politiques, on nous enseigne que la politique étrangère est formulée par de grandes unités – le lobby militaro-industriel, les diasporas – puis affinée par des unités de plus en plus petites, comme les think tanks et les ministères, jusqu’à ce qu’elle soit formulée par les conseillers et promulguée par les présidents », explique-t-il.
« Au Moyen-Orient, cette pyramide est inversée. La politique étrangère commence et s’arrête avec l’homme au sommet. Si vous avez une relation personnelle avec lui, même si vous entrez ensuite en guerre contre lui, ce n’est qu’une question de temps avant que cette relation ne reprenne. »
Des choix pragmatiques
Ce sont là des paroles avisées. La Turquie a désormais reçu des milliards de dollars d’investissements de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont partiellement financé la tentative de coup d’État.
Cela s’explique en partie par le fait que le président émirati Mohammed ben Zayed s’est rendu compte que l’argent qu’il dépensait pour soutenir les dictateurs d’Afrique du Nord ne rapportait pas de dividendes. Il a changé de cap.
Mais c’est aussi parce que la Turquie a fait des choix pragmatiques, qui l’ont parfois poussée à renoncer à des causes dont Erdoğan s’était lui-même érigé en défenseur, comme son souhait de traduire en justice les assassins du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
La Turquie est traitée comme un allié tactique à Moscou et dans le Golfe précisément parce qu’elle a combattu les troupes russes en Syrie, utilisé ses drones contre les forces du groupe Wagner en Libye et s’est opposée à la contre-révolution financée par Riyad et Abou Dabi.
Aucun de ces acteurs n’a trouvé son chemin de Damas. « Si [le Premier ministre saoudien] Mohammed ben Salmane pouvait tuer un autre Khashoggi et s’en tirer, il le ferait », me confie un autre responsable. Mais le fait que la Turquie soit désormais traitée comme un acteur régional disposant d’une force à déployer pour protéger ses alliés a toute son importance.
Ce n’est pas seulement la direction que prendrait la Turquie si l’opposition accédait au pouvoir qui est préoccupante, mais aussi le moment choisi. On dit souvent que la Russie a émergé de l’Union soviétique au pire moment possible, lorsque les théories néolibérales sur les effets bénéfiques de marchés débridés et d’une diminution du pouvoir de l’État étaient à leur apogée.
La Russie a frappé à la porte de l’Occident à une époque où les États-Unis pensaient que détruire des États pour les reconstruire sous la forme de clones occidentaux était une bonne idée. Si l’URSS s’était effondrée deux décennies plus tôt, lorsque la démocratie libérale de type scandinave était encore en vogue, l’issue aurait pu être différente, du moins en théorie.
De la même manière, la Turquie pourrait s’apprêter à renoncer aux piliers de son indépendance au moment même où les États-Unis et l’OTAN se préparent à une confrontation militaire totale avec la Chine. Ce danger n’échappe pas aux alliés des États-Unis dans le Golfe, qui cherchent à diversifier leur commerce et à atténuer leur dépendance à l’égard du dollar, et qui cultivent le volet chinois.
La Chine s’est attribué le mérite du dégel entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Elle propose aujourd’hui sa médiation entre les Palestiniens et Israël.
C’est dans ce contexte qu’il est essentiel pour le Moyen-Orient de disposer d’États forts prêts à exercer leur indépendance. C’est ce qu’Erdoğan, malgré tous ses défauts et ses erreurs incontestables, est parvenu à faire. La perdre maintenant serait une catastrophe non seulement pour la Turquie, mais aussi pour la région.
David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.