Son Alliance de la nation rassemble des conservateurs musulmans et des laïcs, des pro-européens et des ultranationalistes. Par Anne Andlauer dans Le Figaro du 21 avril 2023.
Quand Kemal Kiliçdaroglu arrive dans l’immense salle de spectacle, Ali, assis au fond, ne le remarque pas. C’est son voisin de table qui lui signale du coude que «le président» est entré. «Voilà pourquoi on l’apprécie: il reste humble, il n’annonce pas sa venue avec des tambours, des trompettes et un type au micro qui applaudit le “leader du siècle”. Pas comme l’autre!», plaisante Ali, comparant son champion à Recep Tayyip Erdogan.
Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, promet de battre le président turc dans les urnes le 14 mai, une mission que personne n’a réussie depuis vingt ans. «Kiliçdaroglu, c’est l’homme dont la Turquie a besoin, poursuit Ali, un conducteur de bus scolaire. Vous avez vu sa cuisine?» Sur Twitter, régulièrement, le favori de l’opposition convie les Turcs dans son logis où torchons, marmites et liquide-vaisselle offrent un arrière-plan modeste et sincère au candidat et à sa campagne.
Ce soir-là, il s’adresse à des représentants du secteur des transports pendant l’un des derniers repas de rupture du jeûne de ramadan. Les invités – un bon millier de personnes – sont venus en famille. Des petits font rouler des jouets sous les écrans géants. «Mes amis, vous qui gagnez votre vie à la sueur du front, n’ayez aucune inquiétude, le printemps reviendra», leur prédit Kemal Kiliçdaroglu, reprenant son slogan de campagne.
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Mervan Çaliskan, 44 ans, pense à ses trois enfants. Son épouse ne travaille pas, il faut payer le loyer, les courses, les études et tout le reste, et l’inflation dévore son salaire de chauffeur de bus. «On va gagner, il faut gagner!», espère-t-il. «Mes amis qui votent Erdogan disent: “Il a construit des hôpitaux, des routes, des ponts…” Mais à quoi ça sert si je n’ai pas d’argent pour l’essence et les péages? Les ponts, ça ne me remplit pas le ventre quand j’ai faim. La Turquie a besoin de changement.»
À la table d’à côté, Emre, 28 ans, conducteur d’ambulance, soutient «sans condition» Kemal Kiliçdaroglu, «un homme honnête et sympathique». Comme d’autres au sein de l’opposition, il aurait toutefois préféré le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, ou celui d’Ankara, Mansur Yavas, tous deux membres du Parti républicain du peuple (CHP) que Kemal Kiliçdaroglu dirige depuis 2010. «Ça aurait augmenté nos chances de victoire, estime ce jeune homme aux yeux verts. Erdogan-Kiliçdaroglu, c’est une affiche connue. On aurait pu tenter un nouveau visage.»
Le dirigeant du CHP, qui revendique une ligne sociale-démocrate et promet un retour au régime parlementaire, n’a jamais remporté de victoire nationale. Il a, en revanche, construit l’alliance d’opposition qui a ravi au président les deux plus grandes villes turques aux élections locales de 2019.
Un démocrate et un rassembleur
Cette Alliance de la nation rassemble des partis que tout sépare sur le papier: des conservateurs musulmans et des tenants farouches de la laïcité, des pro-européens et des ultranationalistes, d’anciens proches du chef de l’État et des opposants de toujours. «Soyons réalistes, l’union, c’est la seule façon de gagner», plaide Olcay Bastürk, professeur de philosophie et électrice du CHP à la mise élégante.
Tandis que les convives dégustent leurs baklavas, Kemal Kiliçdaroglu, qui a autrefois dirigé la Sécurité sociale turque, parle de «rétablir la méritocratie au sein de l’État». «Nous devons lutter pour les jeunes qui ont brillé aux concours de la fonction publique mais ont été écartés à l’examen oral», déclare-t-il, jurant de supprimer ces entretiens de sélection qui alimentent tant de rancœurs et de soupçons.
Sevil Durak, une conductrice de transport scolaire, tend l’oreille. Sa fille vit à l’étranger ; son fils, laborantin, attend depuis des années un poste dans la fonction publique. Comme tout le monde dans l’opposition, elle dénonce les «pistons», les nominations politiques, les jeunes sans réseaux qu’on laisse sans espoir. «Est-ce normal que mon garçon travaille comme livreur? Il est temps que l’oncle Tayyip s’en aille pour qu’on ait enfin une vie normale», soupire-t-elle.
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Mervan Çaliskan, le chauffeur de bus, aspire lui aussi à «un peu de sérénité». La société turque, déplore-t-il, est épuisée par les divisions identitaires que le pouvoir attise pour durer. «Kiliçdaroglu, c’est quelqu’un qui peut parler à tout le monde, sans arrogance, sans dire aux autres ce qu’ils doivent penser. C’est un démocrate et un rassembleur», décrit le quadragénaire, qui apprécie que son candidat ait promis de «prendre sa retraite» à l’issue d’un unique mandat. «La Turquie ne va pas se transformer en champ de roses quand il sera élu. Mais ce sera nettement mieux que ce qu’on a aujourd’hui.»
Un troisième candidat
À moins d’un mois du vote, la plupart des enquêtes donnent une courte avance au candidat de l’alliance d’opposition. Mais le fait qu’un autre opposant, Muharrem Ince, ancien membre du CHP, ait choisi de faire cavalier seul et de se présenter à la présidentielle risque de lui compliquer la tâche.
«Si ce scrutin s’était joué entre deux candidats (Erdogan et Kiliçdaroglu), la course n’aurait pas été si serrée car le mécontentement à l’égard d’Erdogan est fort», explique Erman Bakirci, chercheur à l’institut de sondage Konda, l’un des plus réputés. «Mais avec la candidature de Muharrem Ince, Erdogan et Kiliçdaroglu se retrouvent au coude-à-coude dans les enquêtes les plus récentes et la probabilité d’un second tour est élevée.»
L’ambulancier Emre, qui tait son nom de famille par crainte de représailles mais veut qu’on souligne cette menace «parce que ce n’est pas normal d’avoir peur de donner son nom», hésite à croire en la victoire. «Je crains que le score soit serré, qu’Erdogan refuse de s’avouer vaincu et que ses partisans les plus excités descendent dans les rues.»
Sevil, la conductrice de bus scolaire, a déjà tout prévu. «Le 14 mai à 8 heures, je serai dans le bureau de vote. Puis je filerai à l’aéroport pour rendre visite à ma fille en Europe», raconte-t-elle. «Inch Allah, quand les résultats tomberont, mon pays aura changé de visage.» Puis elle ajoute, sans avoir l’air de plaisanter: «Si on perd, je ne reviens pas!»