Le chef du Parti républicain du peuple va tenter de ravir la présidence turque à Recep Tayyip Erdogan le 14 mai. Sans être le premier choix, le voici porté par une coalition qui rassemble toute l’opposition. Par Killian Cogan, Libération du 27 avril 2023.
A 74 ans, le chef du Parti républicain du peuple (CHP) et leader de l’opposition en vue de l’élection présidentielle prévue le 14 mai en Turquie, est, à bien des égards, l’antithèse du président actuel, Recep Tayyip Erdogan. C’est en tout cas l’image qu’il cherche à transmettre. En prenant le contre-pied de son rival au train de vie fastueux et hors-sol, Kemal Kiliçdaroglu se pose en homme simple, frugal et vertueux. Comme dans ces vidéos qu’il enregistre dans la cuisine de son banal appartement d’Ankara pour s’adresser à ses concitoyens. «S’il n’y a rien de prêt à manger, Kemal se contente de yaourt et de pain», confiait son épouse, Selvi Kiliçdaroglu, lors d’un entretien accordé à un youtubeur l’an dernier.
L’éventuel successeur d’Erdogan se plaît aussi à rappeler qu’il est né dans une «maison pauvre et isolée» et qu’il doit son ascension sociale aux «opportunités offertes par la République». Diplômé de sciences économiques à l’université Gazi d’Ankara, Kemal Kiliçdaroglu est entré au ministère des Finances en tant qu’inspecteur des impôts en 1971 et a gravi les échelons de l’administration publique jusqu’à être nommé directeur général de la caisse turque de sécurité sociale en 1992. Un rapport qu’il a rédigé concernant la lutte anticorruption au sein de l’appareil d’Etat lui a valu d’être repéré et recruté par le Parti républicain du peuple. Le bureaucrate a par la suite été élu député à la Grande Assemblée nationale de Turquie en 2002, avant de prendre les rênes du parti en 2010.
Identité alévie
Mais cet Etat, auquel Kemal Kiliçdaroglu a consacré son existence, est celui-là même qui a malmené sa terre d’origine. Car le chef de l’opposition – dont le père était aussi rattaché au service public – est issu d’une famille de Tunceli, ou Dersim, nom originel non turquifié de cette région d’Anatolie orientale qui a été théâtre de l’un des épisodes les plus macabres de l’histoire de la Turquie moderne. A la suite d’une révolte tribale dirigée contre les politiques assimilationnistes d’Ankara à la fin des années 30, l’armée turque – alors menée par Mustafa Kemal –, y a exécuté au moins 12 000 personnes en faisant usage d’armes à feu, de baïonnettes, de bombardements aériens et de gaz toxique.
Kiliçdaroglu puise ses racines dans la tribu locale des Kureysan, dont certaines familles se sont démarquées par leur collaboration historique avec l’Etat. Il porte un héritage kurde ainsi qu’alévi, religion syncrétique qui mêle islam chiite, soufisme, chamanisme préislamique et animisme, et qui, pour beaucoup de sunnites en Turquie, est synonyme d’hérésie. Une minorité à laquelle se rattache près d’un quart de la population du pays et qui a fait l’objet de nombreuses persécutions à travers l’histoire ottomane et républicaine.
Pas plus tard que vendredi 21 avril, alors que Kiliçdaroglu effectuait une prière dans un cimetière de la ville d’Adiyaman, dans le sud de la Turquie, où ont été enterrées des victimes du séisme survenu le 6 février, un homme s’est insurgé publiquement, l’accusant de ne «pas connaître la Fatiha [la sourate d’ouverture du Coran, ndlr]». Dans ce contexte, le leader de l’opposition a fait le choix d’assumer son identité alévie. «Je suis un alévi […], un musulman sincère, dont la vie a été donnée par Allah», a-t-il affirmé dans une vidéo publiée mercredi 19 avril et qui, depuis, a cumulé près de 26 millions de vues.
«Tournant à 180 degrés»
D’autant que si le Parti républicain du peuple a longtemps été associé à un kémalisme intransigeant et laïcard, Kemal Kiliçdaroglu a œuvré pour adoucir la position du parti vis-à-vis de l’islam. Sous sa houlette, le CHP s’est notamment engagé à «protéger» le port du voile pour les femmes. «Kiliçdaroglu a passé les huit premières années de son leadership à éliminer les figures kémalistes qui dominaient le parti. Sous son impulsion, le parti a opéré un tournant à 180 degrés, explique un membre du CHP sous couvert d’anonymat. Beaucoup lui en voulaient au sein du parti.»
Pourtant, c’est sans doute au moins en partie grâce à cette stratégie que le Parti républicain du peuple a remporté les plus grandes mairies du pays à l’issue des élections municipales de 2019. A Istanbul, Kiliçdaroglu avait soutenu la candidature d’Ekrem Imamoglu, alors maire d’un district de la ville, que certains au CHP percevaient comme trop conservateur. A Ankara, il a poussé la candidature de Mansur Yavas, une figure issue de l’extrême droite. Depuis, les deux édiles, dont les cotes de popularité respectives dépassent largement celle de Kiliçdaroglu, mènent une campagne unie à ses côtés.
Sa nomination en tant que leader de l’alliance électorale de la «table des six», la coalition hétéroclite qui fait front uni contre Erdogan, a d’ailleurs provoqué des remous. Opposée à sa candidature, Meral Aksener, la dirigeante du parti Iyi (ultranationaliste), s’est d’abord retirée de l’alliance avant de se raviser. «Kiliçdaroglu avait pour objectif personnel de diriger la coalition, mais il n’est pas le candidat favori de la société qui préfère Imamoglu et Yavas, glisse le membre du CHP. Et de concéder : C’est un candidat risqué.»
Le programme de la «table des six»
Constituée de kémalistes, d’ultranationalistes, d’islamistes et de deux ex-pontes du Parti de la justice et du développement, l’alliance électorale de la «table des six» a pour principal dénominateur commun la volonté d’évincer Recep Tayyip Erdogan du pouvoir. Elle s’accorde sur certaines grandes lignes politiques. Parmi elles, le renvoi des réfugiés syriens vers la Syrie. En matière de politique étrangère, aussi, l’alliance partage l’objectif d’un réalignement géostratégique vis-à-vis du bloc occidental. Les six partis affirment ainsi vouloir rétablir la confiance au sein de l’Otan, revitaliser les liens entre la Turquie et l’Union européenne, et promettent de se conformer à la Cour européenne des droits de l’homme. Cela aurait des implications notamment concernant l’emprisonnement à perpétuité du philanthrope Osman Kavala, dont la CEDH avait demandé la libération en 2018. Enfin, la «table des six» s’engage à un retour à une politique monétaire conventionnelle et à un rétablissement de l’indépendance de la Banque centrale.