Le film Kar ve Ayi (La Neige et l’Ours) ou l’inversion des stéréotypes.
par Ayşan Sönmez*
Le cinéma de Turquie se transforme. Il se féminise. Le grand nombre de réalisatrices au Festival du cinéma de Turquie à Paris (du 28 mars au 7 avril 2024) et de films sur les questions de genre témoignent de cette métamorphose. Certes des réalisatrices turques sont sorties du lot depuis belle lurette comme l’a fait Yeṣim Ustaoğlu avec son film Güneşe Yolculuk (Voyage vers le soleil, 1999) et Pandora’nın Kutusu (La Boite de Pandore, 2008). Elles sont sans doute plus nombreuses dans cette génération à exister sur la scène internationale. Le film primé (1) de Selcen Ergun Kar ve Ayı (La Neige et l’Ours, 2022) est une œuvre d’avant- garde. Il inverse les stéréotypes et propose un militantisme pour les droits des animaux en traitant de manière radicale l’idée de cohabiter avec les animaux dans une Anatolie rurale.
Transformer un mélodrame en « film-noir »
Le film commence comme l’histoire banale d’une jeune infirmière qui quitte Istanbul pour travailler dans un village rural. A première vue il reprend le schéma bien ancré dans la littérature turque de la jeune bourgeoise qui abandonne le confort d’Istanbul pour instruire des enfants d’une Anatolie prémoderne et très rurale, figure immortalisée par le roman de Reṣat Nuri Güntekin, Çalıkuşu (2) . Cependant, au fur et à mesure que l’intrigue se déroule, ces clichés se brisent et le public est entraîné dans une atmosphère de film noir. Le mystère qui émerge avec la disparition d’un homme change complètement le cours de la trame et conduit le public vers une fin incertaine. Les images de la commune de Şavşat où se déroule le film, dans l’extrême Est de l’Anatolie, près de la frontière avec la Géorgie, évoquent une « ville de conte de fées sous la neige » grâce au travail exquis du directeur de la photo. Au fil du récit, l’ambiance de conte de fées se transforme en celle d’un film noir avec un contraste saisissant.
Le militantisme pour les droits des animaux est-il possible dans un milieu rural ?
Le film plaide pour les droits des animaux à la campagne. À travers les événements liés aux attaques d’ours, la nature et les animaux sauvages jouent un rôle central dans l’histoire, ils agissent comme des personnages de l’intrigue. Dans les zones rurales, les animaux comme les loups, les renards et les ours sont considérés comme des menaces par les habitants. Lorsqu’ils représentent un danger pour la vie humaine, ils sont souvent abattus. Un villageois, l’un des personnages du film, s’oppose aux croyances locales et essaie de protéger ces animaux. Il en discute avec les autres villageois. En Turquie, surtout ces dix dernières années, de plus en plus d’associations de protection des animaux se sont créés pour défendre les animaux errants et domestiques. Le militantisme pour les droits des animaux prend de l’ampleur. Avec ce personnage, le film tente d’apporter cet militantisme aux les zones rurales.
Kar ve Ayı est une coproduction allemande, serbe et turque. Le film a été soutenu par la TRT de Turquie, la radio-télévision d’Etat ce qui donne à ce film une portée nationale. On peut dire aussi que c’est un exemple des productions innovantes et progressistes du cinéma en Turquie.
(*) Ayşan Sönmez, est doctorante à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8). Elle prépare une thèse sur le périple du théâtre arménien au 19è siècle d’Istanbul à New York en passant par Tbilissi et Moscou.
(1) Le film a été présenté en première mondiale en 2022 au Festival international du film de Toronto, l’un des festivals de cinéma les plus prestigieux au monde. Selcen Ergun, scénariste et réalisatrice du film, a reçu le « Prix des nouveaux réalisateurs » au 66e Festival international du film de San Francisco et le Prix Orange d’or du meilleur premier film au Festival du film d’Antalya. Merve Dizdar, qui tient le rôle principal de l’infirmière, a remporté le prix de la meilleure actrice pour sa performance.
(2) Çalıkuşu [le roitelet] est le célèbre roman de Reşat Nuri Güntekin (1889-1956), publié en 1923. Dans ce roman Feride, fille d’une famille bien établie à Istanbul, est trahie par son fiancé, fuit la ville et devient institutrice en Anatolie profonde.