« Après les chrétiens en 2017, l’Institut du monde arabe met en lumière l’histoire plurimillénaire des communautés juives en terre d’Orient. La cohabitation avec les arabo-musulmans, pas toujours facile, fut riche dans le domaine des arts ou de la pensée. A rebours de la fracture actuelle. »
par Bernadette Sauvaget in. Libération publié le 24 novembre 2021 à 6h46
Pour cette exposition «Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire», le choix du lieu – l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris – est déjà en soi un message fort, aussi politique que culturel. Ce qui est montré permet, en effet, de réamarrer à cette partie de la planète un héritage oublié, une histoire en voie d’engloutissement. Après avoir raconté l‘épopée souvent tragique des chrétiens d’Orient dans une exposition qui, en 2017, fit date, l’IMA, présidée par l’ancien ministre Jack Lang, narre, cette fois-ci, l’odyssée douloureuse des communautés juives, l’autre minorité qui compta dans ce monde qui s’étendit, jusqu’à la fin du Moyen Age, de l’Andalousie aux confins de l’Iran et jusqu’au Yémen.Entretien avec Benjamin Stora
Benjamin Stora : «Les Etats n’ont pas transmis l’histoire des juifs d’Orient»
Au fil des siècles, la pensée et la culture juives se sont, en effet, épanouies à Bagdad, au Caire, à Alexandrie, à Cordoue, à Fès, à Safed, au cœur souvent du monde arabo-musulman. C’était avant les désastres contemporains. De 1 million il y a une centaine d’années, les communautés juives orientales se sont désormais réduites comme peau de chagrin, comptant à peine quelque 30 000 personnes, principalement en Turquie. «Le XXe siècle fut celui des tragédies. Mais il ne faut pas regarder cette histoire à partir de la fin», plaide l’historien Denis Charbit, spécialiste de sciences politiques et membre du comité scientifique de l’exposition. Sans doute. Pourtant, les braises du moment, les relations devenues presque impossibles entre Juifs et musulmans signent l’urgence de raconter cette histoire-là.
Profusion d’objets
L’odyssée des Juifs d’Orient est faite de dispersions et d’exils, d’enracinements successifs, de convivance et de tensions, de blessures et de nostalgies. Cela commence dès l’Antiquité quand furent détruits, à plusieurs centaines d’années d’intervalles, les deux temples de Jérusalem. A partir du VIIe siècle, l’histoire du judaïsme s’entremêle avec celle de l’islam qui, par ses conquêtes, prend possession de l’Orient. Dans l’une des salles de l’exposition de l’IMA, dense et riche, la soprano Esther Lamandier chante un romancero sefardi, complainte portant la mémoire de la grande dispersion de 1492, quand les communautés juives furent violemment chassées de la péninsule ibérique par des souverains très catholiques qui venaient d’achever leur reconquête. Cet exil mettait fin à l’une des périodes les plus fastes du judaïsme au Moyen Age qui s’était épanouie sur les terres d’Al-Andalus («Sefarad» en hébreu médiéval). Les communautés juives ibériques se dispersèrent à travers l’Empire ottoman, du Maghreb aux Balkans, et constituèrent souvent une élite au service des califes.
L’autre défi de l’exposition de l’IMA est de matériellement montrer la richesse et la complexité d’une histoire qui s’enracine si loin dans le temps. Pour cette déambulation à travers les siècles et les aires géographiques, il faut patiemment explorer une profusion d’objets (presque 3 000), s’arrêter devant des mosaïques, des manuscrits, des vêtements (comme cette robe de mariée ottomane de la fin du XIXe), de l’orfèvrerie (comme celle, incomparable, des artisans juifs yéménites), des objets rituels ou appartenant aux croyances populaires, telles que des amulettes ressemblant à ce qu’on appelle communément des mains de Fatma.
Influence de l’islam
A l’entrée, on s’émerveille déjà des mosaïques de la synagogue de Naro en Tunisie, datant du VIe siècle, présentées pour la première fois en Europe et prêtées par le Brooklyn Museum, de fragments de manuscrits antiques de Qumrân, issus des collections de la BNF, qui furent découverts en 1947 et qui constituent les plus anciens textes hébraïques connus à ce jour. Il ne faut surtout pas manquer l’expérience immersive de la reconstitution des fresques murales de la synagogue de Doura Europos, en Syrie, datant des II-IIIe siècles. Le visiteur y est surpris de la profusion des motifs figuratifs, qui furent d’ailleurs la matrice d’une partie de l’iconographie chrétienne. En fait, l’iconoclasme dans le judaïsme ne s’imposa réellement que sous l’influence de l’islam. Parmi les trésors de l’exposition, il y a aussi un petit manuscrit autographe du grand savant médiéval Maïmonide extrait des réserves de l’Alliance israélite universelle. Datant majoritairement du XIXe siècle, une collection étonnante d’une dizaine de tikim, des coffres pour rouleau de la Torah, offre l’exemple d’un artisanat juif en perpétuel renouvellement.
A la sortie, Denis Charbit s’attarde devant un mur de photos, souvenir de l’opération «Tapis volant» organisée par Israël, en 1949, pour exfiltrer les Juifs yéménites, victimes d’extorsions. Au XXe siècle, la naissance de l’Etat hébreu, le conflit israélo-palestinien et les décolonisations du Maghreb ont quasiment clos cette histoire. Chaque mot des cartons de l’exposition, précise Charbit, a été soigneusement pesé et choisi tant les blessures demeurent ouvertes. Pour nous Européens, elle vient aussi rappeler une vérité souvent oubliée, que même sous la contrainte de la dhimmitude, le statut des Juifs fut longtemps, au moins jusqu’au XIXe siècle, plus enviable en terre d’islam qu’en terre chrétienne.