« Connue comme Yahudi (de l’hébreux yhūdī, 4e fils de Jacob) ou Musevi (adeptes de Moïse), la petite minorité juive de Turquie (environ 30 000 personnes) est principalement composée de descendants de séfarades ayant fui l’Inquisition espagnole au 15e siècle » dit Samim Akgönül dans Le Petit Journal du 5 septembre 2022.
Certes, il y avait des communautés juives dans l’Empire byzantin, installées là pendant l’Empire romain, mais leur nombre s’était considérablement réduit à cause des politiques oppressives de Byzance. Après la prise de Constantinople, Mehmet II accepta les juifs chassés d’Espagne, refoulés par la plupart des royaumes européens. Ils s’installèrent dans plusieurs coins de l’Empire. Des villes comme Thessalonique, Andrinople, Smyrne et Constantinople ont abrité des quartiers juifs où le judéo-espagnol (le ladino) fut pratiqué activement.
Lors de la construction nationale turque, plusieurs figures juives ont pris fait et cause pour le nationalisme turc, dépourvu de son caractère religieux, tel Moiz Kohen (1883-1961) qui prit le nom de Munis Tekinalp (ou, parfois, seulement Tekin Alp). Ceux qui n’ont migré ni en Israël ni vers l’Occident dans la deuxième moitié du 20e siècle forment aujourd’hui une minorité dynamique, notamment à Istanbul mais aussi à Izmir et ce, malgré l’antisémitisme latent dans la société. Le journal turc Şalom, qui propose deux feuillets en ladino, a pignon sur rue. Bien que les juifs de Thrace aient été forcés en 1934 de partir vers Istanbul, la synagogue d’Edirne vient d’être restaurée.
Alors que la fondation du 500e anniversaire créée en 1989 adopte un discours assez pro-turc, les jeunes de la minorité juive se sont notamment retrouvés dans Avlaremoz pour une parole plus libérée (avlaremoz signifie « parlons » en ladino).
Les Karaïtes, une minorité bien particulière
Au sein de la minorité juive de Turquie, les Karaïtes forment un petit groupe particulier. Ils se distinguent de la tradition rabbinique en tenant compte uniquement de la Torah (source écrite) et en refusant la tradition orale du Talmud. Leur présence est attestée à Babylone dès le 7e siècle. Après un âge d’or entre le 9e et le 11e siècle, leur nombre décline au profit des adeptes du judaïsme rabbinique. Très présents dans l’Empire byzantin, notamment à Andrinople, les Karaïtes perdurent dans l’Empire ottoman, bien qu’après le 15e siècle, l’arrivée massive des juifs d’Espagne les rende relativement invisibles.
Une branche a fait scission au 19e siècle, les Karaïmes, qui sont considérés par certains turcologues comme des « Turcs juifs ». Ceux de Crimée sont présentés comme une synthèse du judaïsme et du tengrisme ! La langue de ces derniers est agglutinante et proche du turc kiptchak. En revanche, les Karaïtes qui demeurent en Turquie utilisent un judéo-grec archaïque. Il n’en reste qu’une vingtaine de familles à Istanbul, surtout dans le quartier de Hasköy près de Beyoğlu, l’ancienne Péra.
C’est également là que se trouve la seule synagogue karaïte de la ville ; elle vaut le détour pour sa construction en dessous du niveau du sol (deux marches), suivant un verset de la Torah « J’ai appelé Dieu du dessous de la Terre ». Si le bâtiment actuel, difficile d’accès, a été rebâti après l’incendie de 1918, ses fondations remontent au 12e siècle.
Toujours dans le même quartier de Hasköy, on peut trouver le cimetière juif, régulièrement victime de profanations dont la dernière date de juillet 2022.
Les dönme, les Juifs convertis à l’islam
Il faut certainement mentionner un dernier groupe propre à la Turquie. Il s’agit des juifs convertis à l’islam au 17e siècle, les dönme, ou les sabetayistes (Sabetaycı) qui ont joué un rôle important dans la formation de l’État turc.
C’est dans la ville cosmopolite d’İzmir qu’était né Sabbataï Tsevi (Sabetay Sevi en turc), probablement en 1626. Au 17e siècle, la ville abritait une communauté séfarade importante. Selon la tradition, Tsevi avait un père séfarade et une mère ashkénaze – bien pratique pour s’adresser aux deux communautés. Kabbaliste de renom, Tsevi s’autoproclama Messie à 22 ans, provoquant un bouleversement au sein de toutes les communautés juives d’Europe.
Il se rendit de ville en ville (Constantinople, Thessalonique, Jérusalem, Le Caire, Gaza…). Son succès devint inquiétant en 1666 et sa réputation devint telle qu’une grosse partie du monde juif européen se prépara à le suivre en Terre Sainte pour rétablir l’antique royaume d’Israël. À Constantinople, arrêté par le sultan, il fut torturé et condamné à la prison. Sommé de prouver ses pouvoirs messianiques, et pour ne pas être exécuté, il accepta de se convertir à l’islam et prit le nom d’Aziz Mehmed Effendi, suivi en cela par un certain nombre de ses disciples, créant ainsi un groupe spécifique séparé du judaïsme, les sabetayistes, appelés en turc simplement dönme, « les convertis ». Contrairement à d’autres apostats (notamment Arméniens grégoriens, Grecs orthodoxes ou Serbes orthodoxes convertis), ceux-ci n’ont jamais été considérés comme sincères en Turquie, et aujourd’hui encore ils sont soupçonnés de vouloir éloigner les Turcs de l’islam. Depuis que l’islam dogmatique domine la sphère politique, les citoyens séculiers ou occidentalisés sont parfois soupçonnés d’être des dönme, ou crypto-juifs !
Le Petit Journal, 5 septembre 2022, Samim Akgönül