Conçu par l’Italien Renzo Piano, le nouveau bâtiment abrite les oeuvres de nombreux Turcs révéléq à l’étranger
Article du Monde daté du 2 septembre 2023
En décembre 2004 ouvrait le premier musée d’art moderne d’Istanbul, l’Istanbul Modern, dans un ancien entrepôt du port de Karaköy, sur le Bosphore. Cet immeuble portuaire, sympathique mais vétuste, a été démoli et un nouveau bâtiment conçu par l’architecte italien Renzo Piano sur le même emplacement a ouvert au public au printemps : un musée très simple, aéré et élégant, à peine gâché par les navires de croisière deux fois plus haut que lui qui s’amarrent juste derrière. Ils ont remplacé les cargos, comme les boutiques de luxe et les restaurants branchés l’ont fait avec les anciens magasins du quartier.
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Chaque fois qu’un de ces mastodontes fait escale, un mur s’élève depuis le sol pour canaliser le flux des passagers jusqu’à un poste de douane. Cela ruine la vue qui était au cœur du projet, et met du plomb dans l’aile à l’idéal de transparence auquel le Génois est tant attaché. L’affolant dispositif sécuritaire auquel doivent se soumettre tous les visiteurs du musée n’arrange en rien l’affaire.
Mais l’architecture est un métier de contraintes. Renzo Piano ne s’en plaint pas. Il se dit que son ouvrage survivra à l’ère des paquebots géants, du terrorisme planétaire et même à ces affreux immeubles tout neufs qui ont envahi le site de l’ancien port industriel depuis qu’il a été privatisé. Aussi modeste que majestueux, il se fond dans le paysage comme dans l’histoire du site : une boîte de béton bardée de feuille d’aluminium pliée et posée sur un socle de verre, qui s’élance en porte-à-faux au-dessus du vide. Un système de poteaux et de contreventements doit lui permettre de résister aux tremblements de terre et aux assauts du temps.
Equation économique serrée
L’absence d’ostentation de l’architecture traduit en outre une équation économique serrée (le budget du bâtiment est de 35 millions d’euros, selon l’architecte) et elle persiste à l’intérieur, où l’espace d’accueil se déploie entre d’imposants éléments de structure. Le potentiel du bâtiment se révèle progressivement, à mesure qu’on s’élève dans les étages, que les baies vitrées qui percent de part et d’autre son enveloppe de béton cadrent glorieusement le paysage : la ville médiévale d’un côté, galopant le long de la colline, les eaux du détroit de l’autre, comme des tableaux vivants bien calés dans des caissons lumineux.
Cette promenade architecturale qui ne dit pas son nom conduit jusqu’à un toit-terrasse qui offre une vue imprenable sur la ville. Renzo Piano a eu la belle idée d’y creuser un plan d’eau, noir et scintillant comme le Bosphore qui coule à ses pieds et dont les miroitements semblent pourtant se refléter à sa surface. Magie ! La valorisation symbolique de cet espace propice aux cocktails et aux selfies dit beaucoup de la fonction sociale acquise par les musées, mais les espaces d’exposition, aux niveaux inférieurs, n’en sont pas moins bien traités. Fonctionnels, généreux, lumineux, ils valorisent très dignement les œuvres.
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Lors de l’inauguration de l’ancien musée en 2004, l’envoyée spéciale du Monde, Geneviève Breerette, regrettait paradoxalement la surreprésentation d’artistes turcs, ce qui en disait long sur leur situation dans le concert de l’art contemporain international. « De bons et d’honnêtes artistes, écrivait-elle, il y en a bien évidemment, et l’on peut toujours essayer de regarder leurs œuvres de l’intérieur et non comme un écho lointain de la modernité occidentale. »
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De fait, il valait mieux pour eux s’exiler à l’étranger pour acquérir une forme de reconnaissance : ce fut le cas de Yüksel Arslan, né en 1933 à Istanbul et mort en 2017 à Paris, où il vivait depuis le début des années 1960. A la suite d’une dation après son décès, l’essentiel de son œuvre est conservé au Centre Pompidou. Né lui aussi à Istanbul, en 1938, Sarkis est installé à Paris depuis 1964. Taner Ceylan, né en Allemagne en 1967, mais dans une famille d’origine turque, est pour sa part allé vivre à Istanbul, mais fut véritablement lancé par une exposition en 2013 à la Galerie Paul Kasmin, à New York. Quant à Ramazan Bayrakoglu, né en 1966 et vivant à Izmir, en Turquie, il est principalement représenté par la Galerie Lelong & Co. de Paris.
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Nombre d’artistes turcs se sont ainsi révélés à l’étranger, Ayse Erkmen à Berlin, Hussein Chalayan et Haluk Akakce à Londres, ou Ahmet Ogut qui partage son temps entre Amsterdam et Berlin. Mais certains ont emporté leur patrie à la semelle de leurs souliers : si l’artiste turc sans doute le plus internationalement connu, le vidéaste Kutlug Ataman, a commencé sa carrière en Californie et vit désormais un peu partout dans le monde, son travail, lui, est principalement inspiré par son pays natal. Rares sont ceux qui, comme Huseyin Bahri Alptekin (1957-2007), ont pu connaître une carrière internationale en restant en Turquie.
Le cas du sculpteur Mehmet Aksoy est sensiblement différent : né en 1939, il a fait l’essentiel de ses études à Istanbul avant de partir pour l’Angleterre puis l’Allemagne, puis de revenir au pays en 1978. Il y enseigne et y travaille, mais sa carrière n’est pas toujours de tout repos. Ainsi, une de ses œuvres, installée à Kars (Turquie), près de la frontière arménienne, un monument destiné à prêcher la réconciliation avec les Arméniens, a été détruite sur l’ordre du président Recep Tayyip Erdogan. En tentant de s’opposer à la démolition, l’artiste Bedri Baykam (né en 1957) avait été poignardé par un fondamentaliste en 2011. Il a heureusement survécu.
Variété de points de vue
Il est un cas à part dans le paysage artistique turc, sans doute le plus engagé politiquement : militant du Cumhuriyet Halk Partisi (Parti républicain du peuple – social-démocrate de tendance kémaliste) et fondateur de l’association d’artistes Piramid Sanat, un centre d’art des plus actifs. En 1994, bien avant l’expansion de l’art contemporain à Istanbul, il avait publié un pamphlet intitulé Monkeys’Right to Paint and the Post-Duchamp Crisis : The Fight of a Cultural Guerilla for the Rights of Non-Western Artists and the Empty World of the Neo-Ready-Mades (Literatur, 1994, non traduit), qui posait clairement le problème que connaît aujourd’hui le Musée d’art moderne d’Istanbul : comment faire cohabiter des artistes de traditions et de formations si différentes, qui vont du kitsch le plus débordant à l’abstraction la plus géométrique, de la figuration la plus classique aux installations ou à la vidéo.
Il faut admettre que les responsables d’Istanbul Modern s’en tirent plutôt bien. Non seulement les artistes turcs, aux pratiques fort différentes les uns des autres – surtout quand, comme ici, on embrasse tout l’art moderne –, sont accrochés de manière plutôt logique et harmonieuse, mais ils sont aussi confrontés à des grands noms de l’art international, à commencer par l’énorme sculpture de Tony Cragg sur le parvis et l’installation monumentale d’Olafur Eliasson qui pend dans l’escalier. Accessoirement, cela offre aux visiteurs une variété de points de vue dont bien des musées du monde, prompts à défendre une ligne et une seule, pourraient s’inspirer.
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C’est le signe de l’évolution du goût des collectionneurs privés turcs, à l’origine de la création d’Istanbul Modern, comme de la plupart des autres musées de la ville. L’Etat se désintéresse de cette part de la culture, sauf, on l’a vu, quand il s’agit de l’Arménie ou, on l’imagine, des Kurdes. C’est pourtant le même Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, qui avait encouragé la création du musée en 2004 : il s’agissait à l’époque de peser sur le débat qui s’amorçait à Bruxelles sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne en montrant l’appétit du pays pour la modernité.
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Recep Tayyip Erdogan a inauguré le nouveau bâtiment, sans aller toutefois jusqu’à le financer. Cela, pour l’essentiel, est depuis le début l’affaire de la famille Eczacibasi qui, en quelques générations, a bâti une fortune dans l’industrie pharmaceutique. Le musée est d’ailleurs présidé par Oya Eczacibasi et c’est elle qui a proposé à Renzo Piano de plancher sur le nouveau projet. C’est également grâce à l’argent familial qu’est financé le programme « jeune public », soit la gratuité tous les mardis après-midi pour les moins de 25 ans, et un service éducatif développé avec celui du Centre Pompidou, une référence en la matière. Voilà qui complète admirablement un écosystème vieux seulement d’un quart de siècle mais déjà riche d’une biennale internationale, d’une foire d’art, de galeries et de musées privés qui font d’Istanbul, malgré les difficultés du pays, une place à part.