Le 9 août 2013 la journaliste Ariane Bonzon décrivait pour SLATE la tentative d’Ishak Alaton, figure majeure de la scène économique turque, de rétablir la vérité de la condition des Juifs en Turquie. L’homme d’affaire est décédé en 2016. Cependant, en ces jours où le conflit Hamas-Israël, les passions du Moyen-Orient ont contaminé la Turquie, où les déclarations du président de la République résonnent avec les manifestations islamistes anti-israëliennes, la volonté d’Ishak Alaton prend un relief singulier.
C’est pour cette raison que l’Observatoire de la Turquie contemporaine reproduit ici l’article d’Ariane Bonzon:
Il est l’un des hommes d’affaires les plus en vue du pays et il a décidé de rétablir ce que les livres d’histoire taisent: les juifs de Turquie ont subi des exactions répétées depuis le début de la République.
Evictions forcées de Thrace en 1934, impôt inique en 1942, vandalismes anti-minoritaires en 1955: présentés comme relativement protégés durant la Seconde Guerre mondiale, les juifs de Turquie ont en vérité subi des exactions répétées depuis le début de la République. Mais en Turquie, les livres scolaires, ou bien encore l’histoire officielle traitent peu, mal ou carrément pas du tout de ces épisodes.
Alors, à 85 ans, l’un des hommes d’affaires les plus en vue du pays, Ishak Alaton, a décidé qu’il était temps de dire la vérité aux Turcs. Une manière de rendre mémoire à son père dont la vie fut brisée un jour de 1942.
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Le cataclysme de 1942
La photo qu’Ishak Alaton a sortie de ses archives date de quatre années plus tôt: 1938. Dernier vestige d’un paradis perdu. Elle représente une famille bourgeoise-type des années 1930, «heureuse et en paix» à Istanbul. On y voit Hayim Alaton, la trentaine, prospère négociant en textile, son épouse Lea née Krespi, et leurs quatre enfants. Ishak, le second d’entre eux a 10 ans, il porte des culottes courtes et il possède déjà le regard clair et vif de l’homme qui se raconte, ce matin de juillet 2013, sur la terrasse de son bureau, en surplomb du Bosphore.
«Je suis un juif sépharade, mes ancêtres expulsés d’Espagne en 1492 ont fini par s’installer à Ankara en 1820. Mon père, juif de Turquie, était un grand admirateur d’Ataturk. Il n’était pas du tout religieux. Malgré le pogrom de Thrace (1932), il regardait l’avenir avec confiance, raconte Ishak Alaton. Pourtant de 1933 à 1939, Hitler est au faîte de sa gloire et le fascisme des nazis et de Mussolini est en train de devenir un modèle pour Ankara. L’hostilité à l’égard des juifs, la xénophobie et le nationalisme prospèrent.»
Le petit garçon apprend vite à ne pas crier sur les toits qu’il est juif. A l’école, son professeur de dessin était un talentueux caricaturiste, antisémite, Ramiz. Et Ishak Alaton se souvient aujourd’hui comme si c’était hier de la fois où des officiers allemands, en uniformes nazis, se produisirent sur l’estrade de l’école:
«De la pure propagande, et la direction de l’école qui recevait ses ordres d’Ankara approuvait.»
Et puis, le 11 novembre 1942, un cataclysme s’abat sur la famille: à Ankara, l’Assemblée nationale vote à l’unanimité le Varlık Vergisi ou impôt sur la fortune. Ce sont pour l’essentiel les minorités non musulmanes qui sont touchées. «Comme si les officiels avaient dit: voilà l’occasion d’en finir avec les juifs», pense Ishak Alaton. L’historien Ali Sait Cetinoglu établit cependant que les commerçants arméniens ont été plus pressurés que les juifs, lesquels l’ont été plus que les Grecs. «Préparé en secret, cet impôt est apparu soudainement, et a tout emporté comme un torrent», se souvient l’homme d’affaires.
C’est d’abord 16.000 livres turques que l’Etat réclame à Hayim Alaton, puis quelques heures plus tard, 64.000 de plus. Comment le calcul est-il fait? A la tête du client et selon les estimations très arbitraires des fonctionnaires en place.
«Nous les enfants avons alors compris que c’était une catastrophe. Et que le pire était encore à venir.»
Leur père a 15 jours pour trouver l’argent. Il vend tout ce qu’il peut: ses stocks, le mobilier de bureau. Ce n’est pas suffisant, et c’est alors tout ce que contient l’appartement familial qui est bradé: meubles, vêtements, objets, instruments de cuisine jusqu’aux ampoules. Seul un violon y échappe. Mais il n’y a toujours pas assez.
Afin de faire pression sur Hayim Alaton et ses compagnons d’infortune, «pour qu’ils donnent enfin l’argent qu’ils étaient supposés avoir caché», ceux-ci sont détenus dans un camp de tentes militaires à Sirkeci. Chaque matin, Ishak apporte à son père de quoi manger jusqu’à ce jour de décembre 1942 où il arrive au camp pour découvrir qu’il n’y a plus ni tentes, ni personne. Son père et ceux qui ne pouvaient pas payer leur dette ont été envoyés pour casser des pierres à Askale près d’Erzurum, à l’est du pays, où se construit un chemin de fer.
Un an plus tard, un jour de 1943, un vieillard frappe à la porte de l’appartement familial d’Istanbul. C’est Hayim Alaton: méconnaissable. Plus rien à voir avec l’encore presque jeune homme qu’il était l’année précédente.
«En douze mois à Askale, il avait vieilli de 40 années d’un coup, sa vie était laminée. Il ne sera jamais plus comme avant.»
La famille est ruinée, le père cassé, et le fils n’a plus les moyens de poursuivre ses études. Mais Ishak parle turc, ladino et français; il fait son service militaire comme traducteur auprès d’un officier américain; apprend l’anglais; puis le suédois pour partir à Stockholm en 1951 afin d’y travailler comme conducteur de locomotive. C’est un jeune homme qui a soif d’apprendre. Le commerce l’intéresse, l’avenir semble prometteur. Mais au bout de trois années, son père exige qu’il rentre à Istanbul pour soutenir la famille.
A la tête d’un holding
Avec Üzeyir Garih, également juif et frère d’une ancienne camarade de classe, Ishak Alaton monte une société d’air conditionné, qu’ils baptisent du nom d’Alarko. Près de 60 ans plus tard, c’est l’un des premiers holdings turcs, 6.000 employés, dans le domaine du bâtiment, de l’énergie, de l’industrie, du commerce, du tourisme, et de la pisciculture. Dès 1990, Alarko s’étend en Russie et en Asie centrale, au Proche-Orient. Mais en 2001, nouveau coup dur pour Ishak Alaton: son associé Üzeyir Garih est poignardé et assassiné dans le cimetière musulman d’Eyup. Officiellement, les motifs de ce crime n’ont toujours pas été élucidés.
Plus que des partenaires en affaires, les deux hommes, quoique de caractères très différents, ont eu une influence réciproque l’un sur l’autre. Plus politique, avec une sensibilité social-démocrate, Ishak Alaton fonde le think-thank Tesev ainsi que la branche turque d’Open Society Fondation de Georges Soros dont la démarche l’a rendu, dit-il, «plus sensible et ouvert aux vieilles histoires». Il soutient le travail de l’historien autodidacte Rifat Bali, un familier, qui fut avec l’historienne française d’origine juive stambouliote Nora Seni (cette dernière dès 1990, dans son film Si je t’oublie Istanbul, CNRS/Istanbul Film Agency) l’un des premiers à ouvrir la boîte de Pandore des exactions et de l’antisémitisme subis par les juifs de Turquie.
A lire ausi: Nora Seni Les Juifs de Turquie: une mémoire captive.
Üzeyir Garih, quant à lui, a initié, sans trop le convaincre, Ishak Alaton à la franc-maçonnerie turque, et l’a mis en contact avec le mouvement musulman turc du très populaire et influent imam Fetullah Gulen, dont les réseaux, écoles et hommes d’affaires, sont également très présents dans les pays où Alarko s’est implanté. Certains membres de la communauté juive de Turquie reprochent à Fetullah Gulen d’avoir tenu des propos antisémites. Ishak Alaton, lui, veut croire que c’est du passé et que l’imam exilé aux Etats-Unis a changé.
D’ailleurs, l’homme d’affaires compte aujourd’hui bien plus sur ces «jésuites de l’islam» comme il surnomme les cadres du mouvement Gulen que sur le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan pour relayer son entreprise de «confrontation et de réconciliation historique».
Ainsi le 24 février 2012, c’est avec le soutien de la Fondation des journalistes et des écrivains, affilié au mouvement Gulen, qu’Ishak Alaton a pour la première fois commémoré le dramatique naufrage du Struma.
Soixante-dix ans auparavant, ce navire transportant 769 juifs roumains fuit l’avancée des troupes allemandes. Les Britanniques refusent d’accueillir de nouveaux réfugiés en Palestine. Ishak Alaton a 15 ans. Il assiste à la détresse de ces juifs qui cherchent refuge et demandent à débarquer à Istanbul. Sous pression de l’Allemagne nazie, Ankara tergiverse pendant deux mois, avant de refouler le Struma vers la Mer noire où le navire aurait pu avoir été torpillé par la marine soviétique. Un seul des 769 juifs roumains qui étaient à son bord en réchappera.
Mais Ishak Alaton ne se contente pas d’une cérémonie du souvenir. Il pointe du doigt «les responsables qui étaient à Ankara (…) des assassins». Dans la préface d’un livre consacré à cet événement, on comprend qu’il vise Ismet Inönü, président de la République de 1938 à 1950 et son parti, le Parti républicain du peuple, le CHP, aujourd’hui principal parti d’opposition et qui n’ose toujours pas, lui non plus, toucher à ces tabous de l’Histoire turque.
A la une de la presse antisémite
A la suite du vote de la loi de 1942 instituant l’impôt sur la fortune, le Premier ministre de l’époque, Sükrü Saraçoglu se félicitait:
«Nous tenons une opportunité de gagner notre indépendance économique. Nous allons ainsi éliminer les étrangers (c’est-à-dire les minorités, arméniens, grecs et juifs, NDLR) qui dominent notre marché pour le donner aux Turcs.»
Ces dernières semaines, certains propos officiels avaient une teneur assez similaire à ceux de 1942. Mais ne comptez pas sur Ishak Alaton pour tirer la sonnette d’alarme face à la dérive antisémite actuelle de la Turquie. La plupart des Juifs de Turquie ressentent toujours la nécessité d’assurer leur visiteur étranger que tout «ne va pas si mal après tout». Pourtant, non loin de la propriété de l’homme d’affaires, se trouve la synagogue d’Ortaköy hautement sécurisée et gardée. Et plusieurs dizaines de juifs turcs quittent le pays chaque année alors que celui-ci connaît une belle expansion économique.
C’est parce que «les Turcs n’ont pas connu la Shoah», nous expliquait précédemment l’universitaire Nora Seni que les Juifs de Turquie ont tendance à minimiser les risques. Pas de Shoah, mais des évictions forcées, un impôt inique, des actes de vandalismes contre la communauté. Ce qui n’est pas rien, ainsi que l’histoire de la famille Alaton en témoigne.
La solution passe par la connaissance du passé, préconise l’homme d’affaires. Souvent invité dans des Imam Hatip (lycées religieux) d’Anatolie pour y présenter sa biographie Lüzumsuz Adam Ishak Alaton (Ishak Alaton, un homme inutile), il se retrouve à raconter l’histoire de son père à de jeunes musulmans pieux dont certains se destinent à la profession d’imam.
Sans se décourager, alors que cette année il a encore été violemment attaqué par le quotidien Yeni Akit: sa photo en une du journal deux mois durant, des articles l’accusant d’avoir violé des pierres tombales et creusé une piscine dans le cimetière musulman caché par les arbres, là-bas, à quelques mètres de l’endroit où nous nous parlons.
Et voilà l’une des grosses fortunes de Turquie, l’un des hommes d’affaires les plus en vue qui, me confie-t-il, «se sent toujours ostracisé, marginalisé. La société turque me fait toujours sentir que je ne suis pas vraiment des leurs, précise-t-il. Il en va ainsi de notre destinée à nous juifs de Turquie, c’est “up and down” le meilleur un jour, le pire le lendemain».