À l’occasion de la sortie de son premier long métrage (« Les fantômes d’Istanbul »), la réalisatrice Azra Deniz Okyay, a accordé un interview et ouvre une fenêtre sur son travail. Par Tugçe Karabacak, dans il était une fois LE CINEMA, publié en Août 2023.
Tout d’abord, le film se déroule sur une seule journée, celle du 26 octobre, pourquoi cette date ?
Premièrement, j’adore le film Back to the Future, le 26 octobre est sa date et c’est aussi celle de mon anniversaire. Je voulais faire référence à un film qui m’a beaucoup impressionné dans mon enfance, parce que c’était la même date que mon anniversaire et parce que je l’ai perçu plus en détail et différemment avec le temps. Ce film n’est pas dystopique, mais il a une clairvoyance qui me fait penser à la façon dont un film peut être produit d’une manière différente. C’est pourquoi j’ai également fixé une date pour mon propre film, car lorsque je faisais le film, il n’y avait pas encore de pandémie. En fait, c’est une journée très chaotique et nous n’avions pas encore vécu cette journée. J’ai fait ce film avec le sentiment de ce qui allait arriver et c’était vraiment chaotique.
Comment est née l’idée du film ?
En fait, le film est né d’une seule « émotion », même s’il semble s’articuler autour de plusieurs thèmes. Je viens aussi du vidéoart et puisque je travaille en mélangeant différentes branches de l’art, ma façon de gérer et de transmettre mes émotions peut être différente. Franchement, quand il y avait beaucoup de bruit d’hélicoptère en 2013, j’étais à Taksim et j’essayais de parler à une de mes amies. Nous ne pouvions pas nous entendre à cause de l’hélicoptère et nous criions pour communiquer. Cette amie est aussi une artiste, elle lit le manifeste féministe dans le film. On fait également partie du même collectif de femmes elle et moi. C’était une période où l’on ne pouvait plus parler près des fenêtres, à cause du bruit des hélicoptères et où l’on commençait à le normaliser, une période où la violence psychologique augmentait beaucoup. Dès que vous commencez à normaliser une violence qui touche votre vie, elle devient en fait une nouvelle émotion. Ce sont des émotions que la nouvelle génération a commencé à apprendre et dont l’enseignement est également précieux. Ces émotions nous uniront, et à la fois, nous feront penser différemment. Peut-être que ce film aurait été différent s’il était sorti il y a 4 ans, mais il a évolué et est sorti au bout de 6-7 ans et c’est ainsi qu’on en est arrivé à cette période. Et pendant que j’écrivais le scénario en 2015, il y a eu une énorme panne d’électricité. Nous nous sommes réveillés le matin et il n’y avait pas d’électricité dans 70 villes en Turquie, le 31 mars 2015. Lorsque nous avons allumé les télévisions le soir, lorsque l’électricité est revenue, on a vu aux infos que le procureur de Berkin Elvan avait été tué dans le palais de justice. Naomi Klein a une théorie appelée la doctrine du choc : lorsque de nombreux chocs commencent à se produire, le cerveau ne perçoit pas ces chocs, il les normalise.
J’ai donc essayé de voir jusqu’où je pouvais aller du passé vers le futur, tant sur le plan sociologique qu’artistique et technique. Je voulais non seulement l’archiver, mais aussi voir jusqu’où cela allait au fur et à mesure que je le poussais vraiment. C’est de là que vient l’importance du fait que le film se passe dans l’avenir. Un artiste devient aussi important lorsqu’il peut le prédire. J’étais quelque part entre l’intuition et la prévoyance. Il y a eu aussi un grand chaos pendant le tournage.
Quand avez-vous tourné ?
Nous avons tourné le film en 17 jours en novembre 2019. La police a effectué une descente dans le quartier de Gülensu, un quartier avec de nombreux gangsters. Même le jour du tournage, nous avons vécu un moment très intense. 5 chars de police et 30 officiers armées de kalachnikovs sont arrivés. En fait, si vous êtes un bon artiste, vous avancez avec votre ressenti et vous entrez dans l’histoire du film pendant le tournage. Au moins, j’avais effectivement basculé de la fiction à la réalité, involontairement.
Quelles sont les raisons de l’arrivée des chars et des policiers ?
Nous avions l’autorisation du tournage, et alors que nous avions dit au préalable que nous allions brûler quelque chose sur la place, ils ont fait irruption sur le plateau, paniqués. En fait, comme des émeutes avaient eu lieu il y a quelques années de cela dans ce quartier, et que c’était calme depuis quelque temps, car tout le monde était en prison depuis plusieurs années, ils ont cru qu’il y avait un nouveau gang, donc ils sont intervenus. Il y avait quelques Mercedes, ils m’ont arrêté. Le chef d’une institution chargée de lutter contre le terrorisme est venu. Quand j’ai dit que j’étais réalisatrice, ils n’ont pas compris car ils n’arrivaient pas à penser qu’une femme réalisatrice puisse exister. J’ai dû le leur expliquer calmement pendant que mon équipe était menacé par les kalachnikovs. Ils ont tous baissé leurs armes en souriant quand ils ont compris.
Les habitants ont dit : « Nous vous protégerons pendant que la police arrive. » Parce qu’ils étaient impliqués dans le tournage, nous avons même recruté et formé quelques personnes. Il y en a certains qui travaillent encore avec nous. Tout Gülensu nous connaissait, nous sommes devenus très proches. Ce quartier n’accepte pas tout le monde, au début le chef du quartier ne voulait pas nous accepter. Mais ensuite ils ont accepté parce que mon père faisait partie des urbanistes qui essayaient de sauver Sulukule. Et quand les policiers sont arrivés, ils ont dit qu’ils nous protégeraient. C’était un moment étrange pour moi, franchement. Plus tard, lorsque les policiers ont réalisé la situation, ils nous ont dit qu’en fait ils étaient venus pour nous protéger ou quelque chose du genre, mais en réalité, nous étions dans une situation où nous n’avions pas besoin de protection. On était au milieu d’un quartier en feu, et on a aussi essayé de le mettre à l’image. On était entre deux camps et donc on n’avait pas besoin d’être protégés.
L’utilisation d’images prises avec le téléphone était-elle uniquement destinée à créer une esthétique hybride ?
Je filme habituellement avec mon téléphone. Je prends des photos depuis l’âge de 12 ans et l’appareil photo est comme mon troisième bras. Je voulais diviser le film en chapitres avec des images d’iPhone. Lorsque nous filmons des gens dans la rue (ce qui est une discussion éthique), nous filmons, mais je pense à ce que cette personne traverse à ce moment-là.
Par exemple, quand j’étais dans le bus, j’ai vu une femme fumer comme d’une certaine manière, le personnage d’İffet a donc commencé à prendre vie dans mon esprit. Pourquoi une telle femme fume-t-elle de manière si réfléchie ? Et parce que je travaillais à Sulukule, j’ai vu des mères se transformer en trafiquantes de drogue. Des dialogues avaient lieu entre les enfants du quartier comme « Ils ont arrêté Tata Boncuk. » C’est important pour moi d’étudier et de filmer un peuple que je connais. Même si cela semble être un petit détail, j’ai voulu utiliser les images prises avec l’iPhone pour créer des chapitres. Avant de commencer à filmer avec la caméra, nous avons effectué de nombreux tests et préparé le tournage. La caméra est importante à la fois pour l’écriture et la technique. Surtout dans un film à petit budget, vous n’avez pas le temps de répéter et de réaliser de nombreuses prises. Puisque nous avons tourné en 17 jours et pour pouvoir tourner en 17 jours, dans 33 différents lieux, nous avons dû tous tester au préalable et connaître au maximum la technologie, surtout dans un endroit chaotique comme la Turquie.
Puisque nous tournons à ce rythme, c’est comme si on était dans une grande guerre, j’ai du penser à d’autres scènes en même temps. Pour cela vous devez avoir un cerveau capable de créer un moment impromptu. Par exemple, nous avons tourné la scène la plus marquante du film, la scène de danse, que j’ai écrite différemment dans le scénario, au dernier moment, la dernière nuit. Nous avions fini de filmer et pendant que j’étais là dans le noir, je me suis souvenu des plans que j’avais vus auparavant et j’avais envie de les tourner à ce moment-là. L’équipe était ko et personne ne voulait le filmer, mais j’ai dit : « Non les gars, nous tournons ça, vous me remercierez. » En effet, cela a été le cas.
Y a-t-il des réalisateurs ou des films qui vous ont inspirés en réalisant Les Fantômes d’Istanbul, ou qui vous inspirent en général ?
J’adore Guillermo Arriaga en tant que scénariste, travaillant avec Iñárritu. J’ai beaucoup aimé le film Amores Perros et j’ai beaucoup étudié son fonctionnement d’écriture. J’ai tout lu et fait des recherches à ce sujet pendant un an. J’ai essayé les techniques qu’il a utilisées dans le scénario et j’ai pu développer mes propres techniques après avoir intériorisé les siennes. En fait, après avoir regardé un film, Arriaga réfléchit à cette technique d’histoires croisées : le film Yol de Yılmaz Güney.[1]
J’ai un court métrage intitulé Les Petits Poissons Noirs. Originalement, c’est un livre de Samad Behrangi. Il a une influence orientale, il a un talisman qui passionne tout le monde et peut donner de l’espoir, et je l’utilise dans ce projet (qui est également influencé par mon court métrage). Il y a trois histoires qui se croisent dans ce film et le film se déroule entre Istanbul et Paris. Il y a bien sûr des documentaires. J’aime aussi Steve McQueen. Les films Hunger et Shame sont très impressionnants. Par exemple, il y a des scènes avec des clignotements comme s’il n’y avait pas de règle car il vient du videoart. Son cinéma a changé ensuite, mais ça m’a beaucoup excité artistiquement. Parce que quand vous faites le videoart, vous êtes dans un laboratoire et il n’y a pas de règles. C’est la plus belle chose. C’est ça qui vous déréglemente.
Le personnage de Didem a été inspiré par le personnage du film Sulukule Mon Amour, et vous avez dit que vous aviez été inspiré par Tata Boncuk dans Sulukule pour le personnage d’İffet. Existe-t-il une telle situation pour les personnages d’Ela et Raşit ?
Outre Tata Boncuk, j’ai entendu parler d’une femme trafiquante de drogue par certains de mes amis et je pense que cette situation est très ironique et dystopique dans un tel pays. Le personnage d’Ela symbolise les gens qui sont dans mon environnement, les turcs « blancs »[2].
Ils aident les autres, mais ils peuvent retourner à leur propre vie quand ils le souhaitent. Je me suis beaucoup posé cette question. Quand nous travaillons avec les gens du quartier, oui, nous les aidons, mais ensuite nous retournons dans notre propre maison, alors qu’ils y restent tout le temps, j’ai beaucoup réfléchi pour savoir si c’était éthiquement correct. Ce sont des choses que je remets beaucoup en question.
Je voulais aussi écrire sur l’environnement queer. Parce que c’est comme s’il n’y avait plus de personnages féminins dans le cinéma turc depuis 20 ans. Mais il y a vingt ans, par exemple, Müjde Ar était différente, elles se réveillaient dans le même lit qu’une amie proche, elles avaient d’autres conversations, pas question de mariage, la violence contre les femmes, etc. Au Mostra de Venise, on nous a dit « cela fait longtemps qu’on n’a pas vu ce genre des personnages, pourquoi sont-ils absents ? À cet égard, vous nous êtes précieux. »
Quand j’ai partagé Sulukule Mon Amour, je me suis retrouvée dans les blogs féministes, les plateformes LGBT. Parce que depuis 20 ans, on est entré dans un système dans lequel on nous traite comme si nous n’existions pas. Et cela affecte tout. Karin Karakaşlı a une phrase que j’aime beaucoup : « Nous remplissons les blancs ». En effet, il y a des blancs à remplir. Pourquoi ne devrais-je pas montrer les gens que je vois dans le quartier où je vis réellement, j’ai aussi reçu beaucoup de critiques. J’ai rencontré d’horribles retours misogynes comme « Pourquoi uniquement des personnages féminins ? », « Ces femmes sont là pour faire un clin d’œil à l’Europe ? ».
Je n’ai montré que mes propres amies dans le film. Par exemple, les Korospular sont vraiment mes amis. Nous nous amusions entre nous pendant un moment, parce qu’ils n’avaient pas le droit de donner des concerts dans les rues. J’ai reçu des emails d’Espagne comme, « Nous écoutions Korospular avec des larmes ». Peut-être que je l’ai sorti d’Almodovar en étant influencé par quelque chose que je ne comprends pas, parce que l’art n’a pas de langage, pas de genre pour moi. En fait, quand tu entres dans un système qui t’abaisse, tu es codé et tu dois entrer dans une autre phase. Mais en général, être capable d’écrire les personnages que je connaissais était de toute façon la chose la plus importante. Comme je n’ai pas d’espace de liberté, j’ai créé cet espace de liberté en tant que « femme ».
On voit moins le personnage d’Ela que les autres, on la connaît moins. Quelle en est la raison ?
Pour moi, ce jeu d’équilibre a été très difficile au montage. Si le personnage d’Ela a deux scènes écrites, nous en avons jeté une, peut-être que ces résidus sont restés et cela se sent. Il était important que l’émotion des autres quartiers soient forte, donc celle d’Ela pouvait être moins présente. Quand il y a deux ou trois douleurs profondes, il faut faire un choix au cinéma. Parce que le film choisit ses positions, le film se développe également quelque part indépendamment de vous. Même si vous effectuez le montage, son aura vous oriente quelque part dans une direction différente. Puisque je me suis concentrée ici sur la façon dont les personnages peuvent facilement sortir de ce chaos grâce à l’amitié, à la connexion et à la façon dont ils peuvent retrouver leur liberté, il était plus réconfortant de traiter en moins un autre problème d’un autre personnage. Cela a donné au film de la fraîcheur, un bol d’air frais.
Lorsque le bâtiment s’effondre sur le personnage de Raşit, j’étais soulagée en tant que spectateur, et parce que j’ai regardé ce film après le tremblement de terre du 6 février, j’ai fantasmé que ceux qui étaient responsables des victimes de ce tremblement de terre se trouvaient dans une situation similaire.
Oui, en tant que natif de Hatay, j’ai aussi parlé à Emrah, qui jouait le personnage de Raşit après le tremblement de terre, La Nouvelle Turquie est tombée sur nous comme le mur qui tombe sur le personnage. J’avais l’impression qu’il y avait une émotion qui était en train d’être construite mais aussi détruite pendant que j’écrivais ce film. Et bien sûr, ça faisait du bien de punir quelqu’un quelque part. Je ne sais pas à quel point ça marche. J’étais intéressé par la façon dont une personne est devenue ce personnage de Sisyphe. Je détestais tellement ces gens, mais cela a commencé à me faire du bien de faire preuve d’empathie et d’examiner pourquoi il est devenu comme tel, de comprendre cet homme. Parce que nous vivons avec ces gens, nous restons finalement sous le même toit.
Quel genre de commentaires le film a-t-il reçu en Turquie ?
Le film est passé à la Mostra de Venise, donc il a attiré beaucoup d’attention et on en a beaucoup parlé. Techniquement, cela a été apprécié car les films récents en Turquie se ressemblent généralement, mais notre film était différent à cet égard. Les journaux ayant des points de vue différents l’ont critiqué positivement ou négativement selon leur position politique. Mais la critique commune de ces différents points de vue était qu’il y avait trop de femmes dans le film. Ils sont obsédés par les femmes, j’ai réalisé qu’il y avait un réel problème.
Entre-temps, il a été question du fait que la convention d’Istanbul[3] serait annulée à ce moment-là. Le 31 août, j’étais à Paris et il restait 4 jours pour la Mostra de Venise. Des amies féministes ont manifesté la veille contre le retrait de la convention. Plus tard, les meneurs de ces amis ont été battues par les polices dans les rues. C’était trop lourd pour moi, je connais ces filles. Donc j’ai décidé de mettre les voix des femmes criant des slogans au générique du film.
On allait faire la première en Turquie le 1er juillet, les cinémas ouvriraient ce jour-là après la pandémie et Les Fantômes d’Istanbul serait parmi les premiers films à sortir. Ce jour-là, Taksim a été appelé pour protester contre la convention d’Istanbul et beaucoup de femmes allaient s’y rendre, et tout Taksim était fermé par la police, nous n’avons pas pu faire la première. Je suis tombé sur quelque chose comme ça, donc je n’ai pas fait un film dystopique, c’était plutôt réaliste, et ça a continué de se mélanger.
Par exemple, nous ne pouvions pas tourner la scène de protestation féministe autour de Nevin Yıldırım en 2023… il y a un tel degré de régression. Je pense que c’est une excellente façon de se tenir debout face à une politique qui tente de nous détruire chaque jour avec tant de discours de haine. Et comme nous voyons que nous donnons de la force aux autres en nous levant, je pense que c’est une excellente manière, mais à mesure que nous devenons plus forts, nous développons des techniques encore meilleures.
Il y a des politiques qui nous soumettent à la violence psychologique et que nous essayons de normaliser. Des politiques qui affectent directement notre espace de vie. Par conséquent, les critiques étaient parfois sévères, mais en général, alors que j’essayais de développer moi-même la meilleure technique en tant que physicien de laboratoire ou universitaire, j’ai réalisé que « la femme » était un gros problème. À mesure que le nombre de réalisatrices augmente, il s’avère qu’une bonne réalisatrice est meilleure, pas comme les autres, et nous ne sommes pas choisies simplement parce que nous sommes des femmes. C’est un combat énorme, mais je pense que nous avons développé de nouvelles techniques davantage parce que nous avons été davantage opprimées. J’y crois.
Par Tugca Karabac, dans il était une fois LE CINEMA, publié en Août 2023.
[1] La Palme d’or 1982.
[2] Terme désignant les turcs de la classe moyenne-supérieure et aisée.
[3] La convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (convention d’Istanbul) est le premier instrument en Europe à établir des normes contraignantes visant spécifiquement à prévenir les violences fondées sur le genre, à protéger les victimes de violences et à sanctionner les auteurs.