« Chypre célèbre 62 ans d’indépendance mais vit aussi la 48e année d’occupation du nord de l’île par l’armée turque. Evagoras Mavromatis, président de la communauté chypriote en France et en Europe est l’invité de « Micro européen » » rapporte José-Manuel Lamarque dans Franceinfo du 1 octobre 2022.
franceinfo : Depuis 1974, la Turquie occupe le nord de l’île de Chypre et on en parle très peu…
Evagoras Mavromatis : Vous voulez dire pas du tout ? C’est vrai, la Turquie est là depuis 48 ans, elle a envahi le pays. On a, à Chypre, 200 000 réfugiés dans notre propre pays, on avait presque 10 000 morts. On a des portés disparus, jusqu’à aujourd’hui, on est en train de chercher les fosses communes pour trouver à quelles familles appartiennent les corps. Et l’armée turque ne nous facilite pas la tâche. Et les familles doivent vivre. En gros, les parents cherchent les enfants morts, et où ils sont enterrés depuis quand même 48 ans. C’est un drame humain. La Turquie aujourd’hui occupe le pays, et son but c’est de contrôler tout Chypre.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan menace ouvertement Chypre, ouvertement la Grèce, tout en jouant une sorte de rôle pivot de « Mr bons offices » dans l’actualité géopolitique européenne et d’Asie centrale…
Erdogan, il bouge partout, il se permet de donner des leçons, on l’a vu récemment. D’ailleurs, il a dit qu’aucune invasion n’est justifiée. A l’ONU la semaine dernière, il a dit clairement il est pour deux États, c’est-à-dire un état chyprio-tuc, et un état chypriote-grec. Au-delà, il revendique aussi la moitié de la mer Égée. Il dit : les îles grecques sont occupées par la Grèce et il veut les « libérer ».
Il ne reconnaît pas pour autant les zones économiques exclusives maritimes. Quand on est en mer Égée, souvent, on voit passer des chasseurs grecs ou alors des frégates grecques, parce qu’on sait que les Turcs ne sont pas loin ?
Pas seulement ça, il envahit l’espace aérien grec. La semaine dernière, il a violé 29 fois l’espace aérien grec. Il ne reconnaît pas ce qu’on appelle en grec « Laos », la zone économique exclusive de Grèce et de Chypre.
La zone économique exclusive, on le rappelle, c’est l’espace maritime légal d’un État…
Voilà, il nous menace clairement, il menace d’occuper Chypre. On est un tout petit pays, on n’a pas la puissance militaire pour résister à la Turquie, on va résister mais c’est disproportionné. La Turquie, elle a quand même 45 000 soldats à Chypre, dans la partie occupée, c’est la partie la plus militarisée au monde.
Bon, la Turquie est là ; aujourd’hui on a l’invasion des Russes en Ukraine, et on voit la Turquie jouer le médiateur. Erdogan lui-même, occupe un pays, et il joue les médiateurs. Mais le plus grave, c’est la position des Européens. Ils ont accepté que Chypre et la Grèce n’exigent aucune condamnation de la Turquie, ça c’est un scandale, on ne peut pas le comprendre. C’est deux poids, deux mesures. La Turquie est intouchable, elle est impunie.
Surtout 2023 pour Monsieur Erdogan, c’est le grand rendez-vous : élection présidentielle, élections législatives et le centenaire de la République turque. Donc il doit agir, il veut agir parce qu’il doit gagner les élections ?
Voilà, et une façon de gagner, c’est de faire un incident, ou la guerre avec la Grèce, ou la guerre avec Chypre, pour qu’il puisse réunir son électorat, c’est ça. Et on voit avec Erdogan des menaces de plus en plus concrètes.
C’est la raison pour laquelle aussi les communautés grecque et chypriote sont solidaires des Arméniens, puisque l’Arménie attaquée par l’Azerbaïdjan, on n’en parle jamais, mais on ne parle jamais non plus de Chypre ?
Mais bien sûr, on est solidaire, on mène le même combat avec les Arméniens, et ça ne date pas d’aujourd’hui : on est victime du même occupant, on est victime de la barbarie turque depuis plus d’un siècle, et ça continue aujourd’hui. On a vu ce qui s’est passé dans le Haut-Karabakh et personne n’en parle plus, et c’est ce qui se passe à Chypre. Personne n’en parle. La Turquie viole quotidiennement l’espace aérien de Grèce, mais personne n’en parle.
Franceinfo, 1 octobre 2022, José-Manuel Lamarque, Photo/Murad Sezer/Reuters