REPORTAGE.- « Dans le pays d’Erdogan, où le sujet des règles est encore tabou et où les droits des femmes sont constamment bafoués, des initiatives font bouger les lignes : congés menstruels, distribution de serviettes, projets de loi… Une révolution » dit Delphine Minoui dans Madame Le Figaro du 19 mai 2022.
C’était un matin d’été 2016. Le ventre noué et la tête en bouillie, comme à chaque nouvelle lune, Merve Bakir a d’abord retiré ses gants, puis ses lunettes de protection. Minée par la douleur, elle est allée frapper à la porte des ressources humaines de Valfsan, l’usine qui l’emploie depuis cinq ans. Le nez collé à l’écran de son ordinateur, la responsable en chef a relevé la tête : «Tu veux un congé menstruel ?» «J’ai cru avoir mal entendu !», se remémore l’ouvrière turque au milieu du brouhaha des machines. La casquette de travail vissée sur ses longues mèches brunes, elle rigole encore de la scène, assise derrière la table d’assemblage de pièces détachées pour voitures.
«Ce que j’ignorais, poursuit-elle, c’est que quelques heures plus tôt, la direction venait d’intégrer à sa convention collective une journée mensuelle de repos pour règles douloureuses !» Une minirévolution dans une Turquieoù le droit des femmes est en constante régression. «Avant, la plupart des employées souffraient chaque mois en silence de peur d’être la risée de leurs confrères. Au mieux elles évoquaient un “jour spécial”. Dorénavant, elles osent utiliser le mot “règle”, et peuvent bénéficier d’une journée de repos payée par l’entreprise», triomphe Berrin Topal, l’ex-syndicaliste à l’origine de l’initiative inédite.
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Un machisme d’État
Dans son vaste bureau vitré perché au-dessus de la chaîne de production, le directeur de Valfsan, Orhan Yeloğlu, l’avoue sans rougir : «J’ai éclaté de rire la première fois qu’on m’a présenté le projet. Je n’y comprenais rien !» Dans la zone industrielle de Tuzla, vaste constellation d’usines lovée sur la rive asiatique d’Istanbul, propos sexistes et harcèlement sont la norme au travail. Mais Orhan a un avantage profitable à ses employées : sa propre fille travaille à ses côtés. «Très vite, je me suis ressaisi», continue-t-il. «Dans cette partie du monde, on n’a de cesse d’évoquer le caractère sacré de la femme au regard de l’islam, mais en réalité elle est souvent traitée comme une citoyenne de seconde classe, affirme Adnan Taşkin, son associé. Nous nous sommes dit : instaurer un congé menstruel, c’est combattre l’hypocrisie en vigueur». Les discours officiels alimentent cette hypocrisie : autrefois chantre d’une ouverture à l’européenne, le président Erdogan surenchérit chaque jour un peu plus, comparant l’avortement à un «crime contre l’humanité» ou rappelant les femmes à leur rôle de procréatrices.
Il y a un an, le reis turc a retiré son pays de la Convention internationale d’Istanbul, censée les protéger de la violence masculine, sous prétexte qu’elle menacerait les valeurs familiales. Aujourd’hui, le rôle de la femme turque n’est envisagé qu’à travers un prisme religieux, machiste ou nationaliste –prétexte idéal pour discréditer les militantes, accusées d’être à la solde de l’Occident. Dans ce contexte, tout ce qui touche au sexe ou à l’intimité féminine est passé sous silence – ou, pire, l’objet du plus grand mépris. Au début de la première vague de Covid, en mars 2019, les serviettes hygiéniques avaient ainsi disparu des rayons de nombreux supermarchés, les autorités ayant omis de préciser qu’elles faisaient partie des produits dits de «première nécessité».
Pourtant, la révolution des règles est en marche. Impensable il y a quelques années, un congé menstruel a été instauré en 2019 au barreau d’Izmir, sur les bords de la mer Égée, ainsi qu’au sein du Syndicat des journalistes de Turquie (TGS). La «discrimination positive», selon l’expression en vigueur, a également inspiré plusieurs municipalités. À Tunceli, dans l’Est du pays, le maire communiste Fatih Mehmet Maçoğlu est passé à l’acte dès la fin de l’année 2019. Pour ce farouche opposant à Erdogan, «il n’y a pas de progrès sans égalité entre les sexes».
« Il n’y a pas de progrès sans égalité entre les sexes ». FATIH MEHMET MAÇOĞLU
Selon un sondage mené en juin dernier par son équipe, la soixantaine d’employées interrogées dit avoir au moins une fois usé de leur nouveau droit au congé menstruel. Même si, concède Saadet Coşkun, la fonctionnaire chargée de l’enquête, les mentalités ne changeront pas du jour au lendemain : «La plupart des femmes sondées rapportent que ce ne sont pas elles mais leurs supérieurs hiérarchiques qui fixent la date du congé. De plus, elles s’avouent encore majoritairement hésitantes à déposer une demande en direct, privilégiant les textos ou l’entremise d’une amie pour éviter les moqueries de leurs confrères.»
Lutter contre ce tabou persistant, c’est l’objectif que s’est fixé Ilayda Eskitaşçioğlu. L’avocate de 28 ans, doctorante en droit à l’université Koç, à Istanbul, est la fondatrice de We Need to Talk, une ONG qui lutte contre la pauvreté et le stigma liés aux règles. L’idée lui est venue par hasard, en 2011, lors du tremblement de terre de Van, dans l’Est de la Turquie. Pour venir en aide aux populations décimées, elle et sa famille s’empressent de remplir quatre cartons de nourriture, de vêtements et de jouets pour enfants. «Une fois les colis expédiés, j’ai soudain été prise d’un immense remords : nous avions omis d’ajouter des serviettes hygiéniques pour les femmes ! Comment avions-nous pu oublier un produit aussi indispensable ? Nous avons immédiatement rectifié le tir en préparant un nouveau colis, mais cette histoire m’est restée», raconte Ilayda.
Deux ans plus tard, la jeune femme tombe à nouveau des nues, cette fois-ci en apprenant que l’Institut de la langue turque venait de mettre à jour son dictionnaire en ajoutant à la définition du mot «sale » (kirli) le fait d’avoir ses règles. «Quelle régression ! Imaginez l’impact psychologique sur les filles !», s’insurge-t-elle. Dès lors, le sujet devient une obsession. En 2016, elle passe à l’acte en créant son ONG. Les débuts sont timides. «Pour financer le projet, on s’est mis à vendre des gâteaux faits maison avec des amis du lycée. Le logo, c’est une copine qui l’a dessiné», se souvient-elle. Mais Ilayda voit grand pour la nouvelle génération : «Dès le départ, j’ai identifié trois catégories particulièrement précaires : les ouvrières saisonnières dans les champs agricoles, les réfugiées syriennes et les préadolescentes en milieu rural et marginal.» Son dessein : partir à leur rencontre en combinant distribution de produits sanitaires et campagnes de sensibilisation. «En Turquie, une enquête révélait récemment que 82 % des familles touchées par une extrême pauvreté n’ont pas de quoi s’acheter des serviettes hygiéniques. Souvent, de simples feuilles d’arbre ou de papier journal font l’affaire. Avec la récession économique et l’inflation qui sévit, la situation ne fait qu’empirer», ajoute-t-elle.
Précarité et tabous
De villages en banlieues défavorisées, Ilayda prend conscience d’un tabou encore plus grand qu’elle imaginait : «Un mélange de honte, de peur et de méconnaissance entoure la question des règles. À la maison, c’est un sujet que l’on tait.» Sans compter les traditions moyen-âgeuses, qui ne font qu’aggraver la stigmatisation. «Dans certaines familles turques, mais aussi syriennes, il est encore d’usage de gifler les filles lors de leurs premières menstruations. Selon de vieilles croyances religieuses, c’est une façon de leur rappeler qu’elles sont désormais des femmes. Ça s’appelle “la première gifle”», explique-t-elle. «Mais le problème va au-delà de l’islam. Le problème est avant tout patriarcal. Dans notre pays, la majorité des décisions sont encore prises par des hommes qui n’ont aucune idée des besoins réels des femmes », précise sa binôme, Bahar Aldanmaz.
Cette jeune sociologue, qui a fait des règles en Turquie le sujet de son doctorat à l’Université de Boston, ne compte plus le nombre d’insultes reçues sur les réseaux sociaux. «Sur la page Twitter de We Need to Talk, nous parlons ouvertement des LGBT, ou encore de la masturbation pour apaiser la douleur des règles. Notre franc-parler dérange, surtout quand on aborde la question d’un point de vue sexuel», regrette-t-elle. Sur le terrain, la pression est encore plus palpable. «Un jour alors que nous faisions campagne à Adana, dans le Sud, deux habitants nous ont poursuivies pour nous chasser en nous accusant d’être immorales», se remémore Ilayda.
Rien, pourtant, n’arrête ce duo de choc. En six ans, un incroyable réseau de bénévoles s’est tissé à travers le pays, rassemblant activistes, médecins, mais également fabricants de serviettes hygiéniques qui les approvisionnent gracieusement. Parmi eux, quelques hommes, y compris des locaux. «Une fois, se souvient encore Ilayda, nous avions garé notre voiture devant un café. Des habitants nous ont accostées : “Que faites-vous ici ?” Un peu nerveuse, j’ai répondu qu’on allait rencontrer des filles pour leur parler des menstruations. Il y a d’abord eu un silence. Puis, le plus âgé a repris : “Mais c’est très bien ! Vous savez, j’ai des petites-filles à qui ça pourrait servir. On va vous aider à porter vos cartons !” Je n’en revenais pas. En plus, coïncidence du destin, le village s’appelait Ymurtalik, “ovaires” en turc !» Dans les zones plus conservatrices, la prudence reste évidemment de mise. «Il nous arrive de camoufler les serviettes dans des sacs en plastique noir pour passer inaperçues», précise-t-elle.
Avec le temps, la persévérance est payante. Influencées par We Need to Talk, des étudiantes des universités Kadir Has (Istanbul) et Bilkent (Ankara) viennent d’installer des boîtes à serviettes sur leur campus, sorte de self-service gratuit s’inspirant d’une traduction turque qui consiste à accrocher des sachets de pain pour les gens dans le besoin. La question des règles, si longtemps étouffée, s’est enfin invitée au Parlement : en janvier 2021, des députées de l’opposition ont soumis deux propositions de loi réclamant la gratuité des produits hygiéniques pour les populations défavorisées et la baisse de la taxe exorbitante (18 %, soit autant que pour le caviar et les diamants !) dont ils font l’objet. Victoire inattendue : à la fin mars 2022, le gouvernement a accepté de réduire la taxe à 8 %. Ce jour-là, Ilayda a pleuré de joie. «Ce n’est qu’une petite avancée symbolique en pleine flambée des prix, mais c’est la preuve que notre mobilisation porte ses fruits», se réjouit-elle.
Le 28 mai, aura lieu la 8e Journée mondiale de l’hygiène menstruelle.
Madame Le Figaro, 19 mai 2022, Delphine Minoui, Photo/Ozan Kose/AFP