Capital, 12 Mars 2021, image:MURAD SEZER/Reuters
La livre turque fléchit, l’inflation et la pauvreté croissante inquiètent. Déjà fragile avant la crise du Covid-19, l’économie turque reste mal en point. Face aux critiques, Erdogan accuse les commerçants ou des « lobbies » de vouloir faire des bénéfices injustes. « On crée des ennemis imaginaires », ironise un professeur d’économie d’Istanbul.
Les fondamentaux de l’économie turque restent pour le moins contrastés… et la crise du Covid-19 n’a rien arrangé. Inflation, pauvreté, change… Plusieurs signaux inquiètent. Gulay Avsar vient régulièrement dans ce marché de la vieille ville d’Ankara, réputé pour ses prix plus raisonnables qu’ailleurs. Mais même ici, elle a de plus en plus de mal à remplir son panier, comme de nombreux Turcs qui doivent désormais gérer la hausse parfois quotidienne des prix. « C’est la troisième fois que je viens pour acheter un peu de fromage et je ressors les mains vides après avoir vu les prix. Tout est tellement cher », se lamente cette retraitée de 65 ans.
Déjà fragile avant la pandémie, l’économie turque donne des signaux d’alarme avec une inflation persistante et un fléchissement de la livre turque. Certains aliments, comme l’huile ou des produits laitiers, ont récemment vu leur prix augmenter chaque semaine. « L’huile d’olive vaut désormais de l’or. C’est ce qu’on offre à sa bien-aimée pour l’impressionner », ironise Ahmet, venu aussi s’approvisionner au marché. Derrière le sarcasme se cache le drame de nombreux Turcs aux revenus modestes qui sont brusquement passés sous le seuil de pauvreté et pour qui trouver de quoi se nourrir sans se ruiner est devenu un combat quotidien.
Selon un rapport de la Banque mondiale publié en avril 2020, 13,9% de la population de Turquie vit en dessous du seuil national de pauvreté qui a été établi à 4,3 dollars (3,59 euros) par jour et par personne. « Je travaille depuis vingt ans dans des quartiers pauvres pour aider les gens dans la précarité. Jamais l’accès à la nourriture n’avait été un problème comme aujourd’hui », indique Hacer Foggo, fondatrice de l’ONG Réseau de pauvreté profonde. Autrefois, « si vous n’aviez pas à manger, vous demandiez aux voisins. Mais aujourd’hui, les voisins n’ont rien non plus », déplore-t-elle.
Dans ces quartiers habitent en majorité des ouvriers du bâtiment, des ramasseurs de déchets à recycler et des femmes et enfants tentant de gagner leur vie comme vendeurs ambulants. « J’ai vu des mamans qui nourrissent leur bébé avec des soupes en sachet parce qu’elles ne peuvent plus acheter du lait infantile. C’est tellement cher que les supermarchés les mettent désormais sous clé, comme si c’était un produit de luxe », raconte Mme Foggo. Désormais, la pauvreté ne touche pas que ceux qui ont toujours été précaires, mais aussi des milieux qui s’en croyaient protégés. « Des gens qui se sont soudainement trouvés au chômage ou qui n’avaient jamais demandé de l’aide alimentaire nous sollicitent », explique Mme Foggo.
Mme Avsar, la retraitée, n’imaginait jamais un jour ne plus pouvoir payer ses factures de gaz. Les larmes aux yeux, elle dit ne plus avoir de chauffage chez elle, malgré les températures qui descendent sous 0°C la nuit à Ankara. « Le gouvernement s’en fiche. Si vous leur demandez, tous ces soucis n’existent pas », s’indigne-t-elle. En octobre, la vidéo d’un commerçant déclarant au président Recep Tayyip Erdogan qu’il n’arrivait « plus à rapporter de pain » chez lui avait provoqué un tollé. « Cela me semble exagéré », lui avait répondu le chef de l’Etat.
Alors que les difficultés économiques érodent sa popularité électorale, M. Erdogan préfère dessiner dans ses discours une Turquie jalousée par l’Occident et en passe de devenir « une des plus grandes économies du monde ». Pour Erinc Yeldan, professeur d’économie à l’Université Kadir Has à Istanbul, de mauvaises politiques monétaires qui ont favorisé une croissance basée sur l’endettement et le manque de confiance des marchés sont à l’origine de l’inflation galopante. « L’inflation a été de 14,6% officiellement en 2020. Mais ce chiffre n’est qu’une moyenne. Elle est beaucoup plus haute, aux alentours de 22%, pour les produits alimentaires qui composent l’essentiel des dépenses des populations aux revenus modestes », explique-t-il. Selon l’économiste, la hausse des prix cumulée depuis 2018 des produits alimentaires a été de 55%.
Face aux critiques, M. Erdogan a accusé les commerçants ou des « lobbies » de vouloir faire des bénéfices injustes. « On crée des ennemis imaginaires pour éviter que la grogne se transforme en une réaction contre le gouvernement », estime M. Yeldan. Le chef de l’Etat turc devrait annoncer vendredi des réformes pour tenter de redresser l’économie. Des subventions aux investisseurs, ainsi qu’une baisse des dépenses publiques sont prévues, mais des experts restent sceptiques. « La Turquie tente de trouver son chemin dans le brouillard car les institutions ont été démolies. On ne fait que sauver les meubles », affirme M. Yeldan. « Il existe un réel problème de gouvernance ».