Dans la localité du sud du pays, dont le centre-ville a été ravagé à 90% par le tremblement de terre qui a fait 50.000 morts, la vie continue sur les gravats. Pour les rescapés relogés dans des conteneurs, la longue attente de la reconstruction s’ajoute au traumatisme de la catastrophe.
Sur une vaste étendue de boue se dressent encore des carcasses d’immeubles aux façades de parpaing nu. Dans ce décor fantomatique, hormis quelques campements informels, seules sont présentes des hordes de chiens errants. En cette froide soirée d’hiver, le silence n’est troublé que par les échos des pelleteuses et des foreuses qui déblayent les gravats. Un an après le séisme qui l’a foudroyée le matin du 6 février 2023, la ville d’Antioche a des allures de chantier à moitié déserté.
Le tremblement de terre et ses répliques, dont le bilan officiel s’élève à plus de 53 540 morts à travers le pays, ont été particulièrement dévastateurs à Antioche : près de 250 000 logements et 50 000 commerces ont été terrassés, rasant ainsi 90 % de son centre-ville. Mais, si l’heure est toujours au déblaiement, beaucoup des sinistrés qui avaient fui la ville y sont aujourd’hui revenus. L’écrasante majorité d’entre eux – soit près de 180 000 personnes – logent dans des conteneurs mis à disposition par l’Afad, l’organisme turc de gestion de catastrophes, dans les mois qui ont suivi le tremblement de terre. D’autres encore vivent dans des tentes, ou dans les rares bâtisses ayant survécu au choc.
«On vit entre quatre murs»
«Après que notre maison s’est effondrée, on est partis vivre chez nos enfants d’abord à Istanbul, puis à Antalya pendant quelques mois avec mon mari, explique Ayten Atahan, 63 ans. Mais on ne s’y sentait pas bien, il n’y a qu’ici qu’on se sent chez nous.» Elle est femme au foyer, lui est employé municipal à la retraite. Le couple a emménagé dans un conteneur de dix-huit mètres carrés il y a près de quatre mois. Ils figurent parmi les 1 050 personnes qu’abrite cette cité-conteneurs en bordure de la ville. «On vit entre quatre murs, dans un espace minuscule, je ne veux pas être condamnée à ça éternellement», lâche Ayten d’une voix timorée. En guise de réconfort, cette frêle dame a garni l’entrée de son conteneur de plantes grasses. «Le gouvernement dit que tout est retourné à la normale. C’est faux, il n’y a aucun progrès depuis l’an dernier», ajoute-t-elle amèrement.
Tous ne sont pourtant pas de cet avis. «Notre gouvernement nous a aidés de toutes les manières possibles, que Dieu le bénisse. Ils nous ont donné ces logements et maintenant des maisons», se félicite Nurcan, 35 ans, depuis l’exigu salon de son conteneur situé à quelques rangées de là, qu’elle partage avec son époux et leurs trois jeunes enfants, et dont la façade est ornée d’un portrait d’Atatürk. Dès le mois d’avril, Recep Tayyip Erdogan avait promis d’ériger 650 000 nouveaux logements dans les zones sinistrées d’ici un an. A ce jour, seulement 46 000 d’entre eux ont été bâtis. Dans la province de Hatay, dont Antioche est le chef-lieu, 7 275 de ces logements ont été octroyés aux sinistrés à l’issue d’un tirage au sort samedi 3 février.
Pour Serkan Koç, le président de la branche locale de la chambre turque des urbanistes, cette reconstruction est menée à la hâte. «Ils ont commencé à ériger des logements sans aucune planification urbaine, sans réfléchir à l’infrastructure ou aux besoins sociaux. Cela va poser d’importants problèmes à l’avenir», prévient-il.
Aide financière
Afin d’aider les propriétaires ayant perdu leur bien, l’Etat turc a aussi annoncé la mise en place d’une aide à la reconstruction des logements. Celle-ci prévoit une subvention de 750 000 lires turques (près de 23 000 euros), en plus d’un prêt à taux zéro du même montant.«Ça coûte entre 2,5 et 3 millions de lires pour faire construire un logement ici. Alors ces chiffres ne sont absolument pas adaptés à la réalité, d’autant que les sinistrés ont subi un effondrement économique et n’ont plus aucun pouvoir d’achat», alerte encore Serkan Koç.
Mehmet et Emel Gül, 59 et 60 ans respectivement, espèrent toutefois bénéficier de ce mécanisme d’aide. «On a postulé. On attend maintenant de recevoir la subvention et de contracter le prêt, glisse Mehmet, professeur d’anglais à la retraite. Même si, à terme, je ne sais pas comment on va pouvoir rembourser le crédit.» Aujourd’hui, le couple survit grâce aux 24 000 lires (727 euros) mensuels de la pension de Mehmet, ce à quoi s’ajoutent 5 000 lires chacun d’aide aux sinistrés alloués par l’Etat.
Ces anciens propriétaires d’une maison à deux étages située en lisière d’Antioche logent désormais dans une tente aménagée. «On avait économisé toute notre vie pour s’offrir cette maison», s’étrangle Emel Gül, depuis son logement de fortune qui jouxte un terrain vague cerné d’orangers et de citronniers. C’est là que se trouvait leur demeure, pulvérisée par le séisme. «C’est notre terrain ici. S’il le faut, on fera reconstruire notre maison par nos propres moyens, mais on ne quittera jamais cet endroit», assène Mehmet Gül. «J’espère vraiment que cela ne prendra pas trop de temps, c’est une torture de devoir vivre dans ces conditions», dit Emel Gül, qui peine à contenir ses sanglots.
Restauration du centre
Nombreux sont les propriétaires inquiets quant aux «zones réservées» délimitées par le ministère turc de l’Environnement, de l’Urbanisation et du Changement climatique. Car, dans ces zones – déterminées essentiellement dans le centre-ville d’Antioche –, seul l’Etat est en droit d’assurer la reconstruction des bâtiments. Or l’incertitude demeure concernant le sort des propriétés individuelles qui s’y trouvaient. Le ministère, en partenariat avec une fondation privée, a chargé une quinzaine de cabinets d’architectures, dont l’agence britannique Foster + Partners, de la reconstruction de ces zones. «Ce projet s’effectue dans l’opacité la plus totale», s’agace l’urbaniste Serkan Koç.
Il s’agira notamment de restaurer le bazar d’Antioche, aujourd’hui une oasis de vie au sein de la déréliction ambiante. Joailliers, boulangers, bouchers, vendeurs de vêtements ou d’épices, dans ces rues étroites aux devantures toujours éventrées, les affaires ont bel et bien repris. «Je me suis remis au travail un mois après le séisme, assure Hasan Duman, 57 ans, vendeur de semences. J’ai envoyé mes enfants à Izmir pour qu’ils puissent poursuivre leur scolarité dans de bonnes conditions, alors je dois travailler pour les soutenir financièrement.»
L’homme à la forte carrure et au regard triste se tient devant un amoncellement de pierres et de bois : voilà tout ce qu’il reste de son échoppe. Il y a installé un étalage de fortune couvert par un toit en ferraille. «Le magasin existait depuis cinquante ans, mon père le gérait avant moi, ce qui fait que les gens me connaissent et continuent à m’acheter des graines, soutient-il. Seulement, ils n’ont plus de moyens, alors ils font des petits achats pour planter des fleurs et des légumes devant leurs conteneurs, ça les aide à soulager leur stress.»
A quelques dizaines de mètres de là, le centre historique d’Antioche, qui resplendissait naguère par ses rues pavées et ses cours intérieures à la levantine, n’est plus qu’un sinistre champ de ruine. Les différents lieux de culte qui s’y trouvaient, à l’image de la richesse confessionnelle qui caractérisait la diversité (musulmans sunnites, alaouites, chrétiens orthodoxes, protestants évangéliques et juifs) de cette cité millénaire, sont à l’agonie.
Ville en lambeaux
«Des 1 500 personnes que comptait notre communauté ici, il n’en reste aujourd’hui qu’une trentaine, regrette Hanna Orduluoglu, un chrétien orthodoxe qui loge toujours dans sa maison du centre-ville, miraculeusement épargnée par le séisme. Mais, dès qu’on aura rebâti notre église, tout le monde reviendra et le christianisme persistera à Antioche.» Parmi les quelques chrétiens orthodoxes encore présents sur place figure aussi Nida Sabagil, 63 ans. «Je ne veux pas abandonner ma ville, mais comment puis-je continuer à vivre ici sans ma communauté, sans mon église ?» s’inquiète cette banquière à la retraite, en scrutant les débris de l’édifice. Déjà réduite à peau de chagrin avant le tremblement de terre, la présence juive, quant à elle, s’est éteinte. Alors que le chef de la communauté et son épouse ont péri sous les gravats, les douze autres juifs d’Antioche ont trouvé refuge à Istanbul.
Dans cette ville en lambeaux, désormais tout, ou presque, se fait à l’intérieur des nombreux conteneurs qui bordent le long des routes. Petits commerces, banques nationales, entreprises de télécommunication et chaînes de magasin, tous y ont installé leurs quartiers. «Comme les hôpitaux de la ville ont été détruits, nous fournissons les services de santé, tant bien que mal, dans des cabinets de fortune qu’on a montés nous-mêmes dans des conteneurs», explique Servet Altan, un instrumentiste membre de la chambre des médecins de Hatay.
Ahmet Güzel, pour sa part, a ouvert un salon de coiffure dans l’un de ces conteneurs il y a près de trois mois. «Avant le séisme, je travaillais dans le salon de mon oncle qui est mort dans les décombres. A l’avenir, si j’arrive un jour à rouvrir un vrai salon en ville, je le nommerai en son hommage», prévoit déjà le barbier de 23 ans. Mais, à quel horizon peut-on envisager une remise sur pied de la cité ? Pour Serkan Koç, il ne fait aucun doute : «La reconstruction prendra au moins dix ans.»