Le Monde, le 25 juin 202, Marie-Jégo
Aux Etats-Unis et dans l’UE, le retour en grâce d’Erdogan, en froid avec Poutine
« Aux Etats-Unis et dans l’UE, le retour en grâce d’Erdogan, en froid avec Poutine »
Les Vingt-Sept promettent à Ankara 3,5 milliards d’euros supplémentaires d’aides aux réfugiés.
Galvanisé par son retour en grâce lors du dernier sommet de l’OTAN, le 14 juin, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, se sent pousser des ailes. Après s’être entretenu par téléphone avec Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, lundi 21 juin, il a exhorté l’Union européenne à « mettre en œuvre un agenda positif » avec son pays.
« La Turquie a fait plus que ce qui lui incombait. C’est maintenant au tour de l’UE [Union européenne] de prendre des mesures concrètes », affirme le communiqué émis par la présidence turque après l’entretien téléphonique. La conversation a eu lieu avant la tenue du Conseil européen des jeudi 24 et vendredi 25 juin où les relations des Vingt-Sept avec la Turquie seront évoquées.
Satisfaite de sa « bonne conversation » avec le numéro un turc, Ursula von der Layen a énuméré les sujets qui ont été abordés, entre autres l’accord sur les migrants que l’UE entend maintenir. Dans le cadre de cellui-ci, Bruxelles a alloué plus de 6 milliards d’euros (4,1 milliards d’euros déboursés, 2 milliards à venir) pour aider les 3,7 millions de réfugiés syriens hébergés sur le sol turc. Une enveloppe supplémentaire de 3,5 milliards d’euros va être affectée à la Turquie pour l’accueil, qui se prolonge, des Syriens ayant fui la guerre dans leur pays.
Les désaccords ne manquent pas
Il a également été question de la remise à jour du traité d’union douanière qu’Ankara veut voir renouvelé « sans conditions préalables » et du rôle que la Turquie pourrait jouer en Afghanistan, où ses troupes seront chargées de la sécurisation de l’aéroport de Kaboul, après le départ des troupes américaines et étrangères du pays.
Au dernier sommet de l’Alliance, le président américain Joe Biden, la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président français, Emmanuel Macron, se sont montrés particulièrement indulgents avec le numéro un turc. Pour les alliés traditionnels d’Ankara, il importe avant tout de remettre la Turquie dans le jeu occidental, d’apaiser ses velléités expansionnistes, d’oublier le comportement peu diplomatique et l’autoritarisme croissant de son président.
Ce retour en grâce est une manne pour M. Erdogan, dont la popularité interne ne cesse de s’étioler sur fond de crise économique renforcée par la pandémie. « Nous croyons avoir ouvert les portes d’une nouvelle ère avec les Etats-Unis sur une base positive et constructive », a-t-il déclaré lundi après avoir présidé une réunion de son cabinet.
Entre Ankara et Washington, les désaccords ne manquent pourtant pas : du soutien américain aux combattants kurdes de Syrie, honnis par les autorités turques, à l’acquisition par la Turquie du système russe de défense antiaérien S-400, incompatible avec ceux de l’OTAN.
Une nouvelle vague de réfugiés syriens
Avant tout, le président turc a une bonne raison de chercher à se rapprocher de la nouvelle administration américaine. Son « ami », le président russe Vladimir Poutine s’apprête à lui mettre des bâtons dans les roues en faisant fermer l’unique point de passage de l’aide humanitaire acheminée par l’ONU vers Idlib, région frontalière avec la Turquie et dernier fief de la rébellion syrienne.
En raison de l’afflux des déplacés venus d’autres régions de Syrie, la province d’Idlib a vu sa population tripler. Jetées sur les routes par les bombardements du régime et de son allié russe, plus d’un million de personnes dépérissent dans des camps improvisés le long de la frontière avec la Turquie, fermée par un mur. L’aide humanitaire acheminée par les Nations unies via le poste-frontière de Cilvegözü (côté turc), Bab Al-Hawa (côté syrien), lequel est traversé chaque jour par environ trente camions chargés de vivres et de médicaments, est vitale pour la population d’Idlib.
Elle va sans doute cesser. Le mandat onusien qui régit l’acheminement de cette aide expire le 10 juillet. S’il n’est pas renouvelé, la Turquie risque de se retrouver confrontée à une nouvelle vague de réfugiés syriens. De fait, Moscou ne cache pas son intention de mettre son veto lors du prochain vote. Fidèle soutien de Bachar Al-Assad, la Russie estime que l’aide fournie par les Nations unies devrait passer exclusivement par Damas et ne plus aller directement à la rébellion. Par le passé, le Kremlin a déjà obtenu la fermeture de tous les autres points de passage humanitaires internationaux vers la Syrie.
Une position maintes fois exprimée par le président russe, Vladimir Poutine. « L’aide devrait être fournie par l’intermédiaire du gouvernement central », a-t-il déclaré dans une interview à la chaîne américaine NBC News, à la veille de sa rencontre avec son homologue américain Joe Biden, le 16 juin.
Mercredi, Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a renchéri. Son pays s’opposera au renouvellement du mandat de l’aide acheminée via la Turquie, a-t-il indiqué dans une déclaration transmise récemment au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. M. Lavrov y fustige Ankara pour sa « connivence avec Hayat Tahrir Al-Cham [HTS], le groupe armé le plus puissant de la région ». Selon lui, HTS empêche systématiquement les convois humanitaires onusiens dépêchés depuis Damas d’accéder à Idlib. Et la Turquie, bien qu’elle soit alliée à la Russie dans le cadre de l’accord d’Astana en faveur de la « désescalade » en Syrie, « n’a pas un rôle positif » sur le terrain.
La fermeture du dernier point de passage de l’aide vers Idlib risque de provoquer une crise majeure entre Moscou et Ankara. Surtout, « si Moscou et Damas persistent dans leur intention d’affamer la population d’Idlib, une nouvelle crise migratoire est à craindre qui affectera la Turquie et l’Europe », estime un diplomate occidental en poste à Ankara. »