« Il est étonnant de voir, dans une société si conservatrice et largement homophobe, un homme, d’une drôlerie et d’une délicatesse exceptionnelles, faire une telle carrière en tant que drag-queen. Tel fut le destin de Seyfi Dursunoğlu » rapporte Samim Akgönül dans Le Petit Journal du 3 octobre 2022.
Né en 1932 à Trabzon, Seyfi a été fonctionnaire à la Sécurité sociale, où il travailla dix-huit ans, avant de vivre sa passion et de se déguiser en femme extravagante et espiègle, à amuser le public dans des cabarets par des blagues, des interpellations et des chansons, puis de devenir rapidement une des figures les plus populaires de la télévision.
Huysuz Virjin, du succès à l’interdiction
Huysuz Virjin (Virjin la grincheuse) était née, qui prit le pas peu à peu sur Seyfi Dursunoğlu. Pendant quarante ans, elle amusa les téléspectateurs avant de commencer à déranger dans les années 2010, puis à être finalement interdite de plateau. Seyfi Dursunoğlu est mort (et avec lui Huysuz Virjin, le 17 juillet 2020). Regardez une de ses performances sur Internet où, paraît-il, il ne faisait qu’improviser, pour constater combien il/elle était drôle, sans complexe, et adoré(e).
Bien évidemment, dans cette société turque pleine de paradoxes, Huysuz Virjin n’est pas la première à s’être hissée au niveau de star intouchable. Le mérite en revient à Zeki Müren, « le soleil de l’art » Sanat Güneşi. Encore une fois, dans cette société trop souvent homophobe, avoir autant de succès tient du miracle. Certes, l’opinion publique turque est très ambiguë dans cette homophobie. Alors que la Turquie s’est retirée de la convention d’Istanbul, prétextant que celle-ci banalisait l’homosexualité, la même Turquie admire les lutteurs d’huile (Yağlı Güreş) exemple parfait d’un spectacle d’érotisme homosexuel, ou bien aussi les köçek, ces danseurs masculins déguisés en femmes.
Zeki Müren ou « le soleil de l’art » (Sanat Güneşi)
Le succès de Zeki Müren tient peut-être au fait que la star de la musique « classique » turque n’a montré qu’il était homosexuel que par des gestes et des vêtements, sans jamais faire de coming outofficiel. Bref, il ne l’a jamais « dit ». Né en 1931 à Bursa dans une famille originaire des Balkans, Zeki Müren a commencé à chanter dès 1950 à la radio publique. Son interprétation de chansons mélancoliques et sa voix d’une profondeur inégalée en ont rapidement fait une star. Lui-même compositeur et poète, il a sorti près de 600 albums tout en jouant dans des comédies musicales de Yeşilçam, la Cinecittà turque des années 1970.
Durant sa jeunesse, ses manières efféminées étaient ignorées par ses fans. Passé la quarantaine, il commença à mettre sur scène des robes qu’il dessinait lui-même et à se faire coiffer comme une femme. Mais il était déjà devenu sanat güneşi et müziğin paşası (« le pacha de la musique »).
On lui a souvent reproché de ne pas avoir pris ses distances avec les militaires de la junte d’après 1980, et de ne pas avoir défendu publiquement les LGBT, contrairement à Bülent Ersoy, une vedette transgenre de la musique classique turque qui, lui, fut interdit à la télévision et sur scène. Quoi qu’il en soit, Zeki Müren est devenu une icône, par-delà les classes sociales, et sa maison de Bodrum, depuis sa mort, a été transformée en musée. Il s’est éteint en 1996, à 65 ans, mais continue d’être considéré comme l’un des plus grands.
La « diva » Bülent Ersoy, de l’interdiction à la prospérité
Bülent Ersoy, quant à elle, 70 ans aujourd’hui, a fait son coming out très tôt, et a subi son opération de réassignation sexuelle à Londres en 1981. Elle n’a jamais changé son prénom masculin. Elle continue à défrayer la chronique avec ses vêtements extravagants et son look d’extra-terrestre.
Si elle a subi la répression de la junte militaire des années 1980, paradoxalement, les islamistes au pouvoir, et surtout l’épouse du Président Erdogan, l’apprécient comme une figure très populaire et hors du commun. Bülent Ersoy assume parfaitement son rôle au-delà des genres sexués et reste une figure de proue de la popculture turque.
Le Petit Journal, 3 octobre 2022, Samim Akgönül