Le hors-série « Où va la Turquie ? » propose des reportages, des analyses et des interviews des meilleurs spécialistes de la Turquie d’hier et d’aujourd’hui pour décrypter ce pays en plein questionnement.
Puissance régionale incontournable grâce à sa position géographique, son poids démographique (83 millions d’habitants) et son dynamisme économique, la Turquie, notre voisine, nous fascine et nous inquiète.
En dix-huit ans passés au pouvoir – dont plus de onze ans comme premier ministre (2003-2014 –, son président, Recep Tayyip Erdogan, a transformé le pays en profondeur, s’imposant comme l’homme du « miracle économique » mais aussi comme celui qui projette son armée et ses mercenaires sur tous les terrains de guerre – Syrie, Libye, nord de l’Irak, Caucase – au risque de se fâcher avec ses partenaires traditionnels, l’Europe et les Etats-Unis.
Réformateur, Recep Tayyip Erdogan l’était : le projet d’adhésion de son pays à l’Union européenne lui tenait à cœur, du moins en apparence lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2003 comme premier ministre. Mais peu à peu, l’orientation idéologique a pris le pas sur son pragmatisme et sa volonté d’ouverture des débuts. Rétrospectivement, sa volonté d’ancrage au Vieux Continent, proclamée haut et fort jadis, apparaît comme une tactique destinée à mieux se débarrasser de l’armée qui entravait sa marche vers l’absolutisme.
Dérive autoritaire
En interne, les infrastructures ont été améliorées, le système de santé a été modernisé, le PIB a été multiplié par trois, ce qui explique pourquoi le chef de file de l’islam politique turc a remporté toutes les élections ou presque depuis 2002 malgré sa dérive autoritaire.
Pour sa base conservatrice, environ 30 % de la population, il reste l’homme « providentiel », celui qui a fait entrer la Turquie dans le club des 20 pays les plus riches, le G20, et tient la dragée haute à l’Occident grâce à sa diplomatie des drones et de la canonnière.
Redoutable animal politique, celui que ses détracteurs décrivent comme un nouveau sultan avide de pouvoir, s’est taillé un système présidentiel à la mesure de ses ambitions. C’est lui qui explique aux femmes combien d’enfants elles doivent faire, lui encore qui nomme tous les ministres et impose sa politique monétaire. Son rêve est de laisser sa marque dans l’histoire, à l’égal du fondateur de la République, Mustafa Kemal dit « Atatürk », dont il n’a de cesse de renier l’héritage.
Bloc contre l’hyperprésidence
Depuis peu pourtant, le vent a tourné. Aux élections municipales de 2019, son Parti de la justice et du développement (AKP) a perdu plusieurs grandes villes, dont Istanbul et Ankara, au profit de l’opposition kémaliste. Désormais, alors que la crise monétaire et l’inflation frappent les ménages de plein fouet, le camp de ses opposants s’est considérablement élargi.
Des Kurdes, des nationalistes de centre droit, des kémalistes, des islamistes même, tels l’ancien premier ministre Ahmet Davutoglu et l’ancien ministre de l’économie, Ali Babacan, qui cofondèrent l’AKP en 2001, tentent de faire bloc contre l’hyperprésidence, « le régime d’un seul homme », disent-ils, jugé désastreux pour le pays. En perte de popularité dans les sondages, Erdogan a jusqu’en juin 2023, date des prochaines élections, présidentielle et législatives, pour se refaire une santé politique.
Le Monde, 4 novembre 2021, Marie Jégo