Dans la série “Work in Progress” de l’Observatoire de la Turquie contemporaine le doctorant (et enseignant) Alican Tayla* débat de la difficulté de traduire le vocable ULUSALCILIK proche du “nationalisme” mais qui ne s’y réduit pas.
Ulusalcılık: Histoire sémantique, trajectoire politique et effort de traduction pour un concept propre à la Turquie ALICAN TAYLA*
Le mot ulusalcılık, bien distinct du vocable milliyetçilik (« nationalisme »), n’existe pas en français ou en anglais. Aucune des traductions que l’on trouve dans les travaux en français ou en anglais pour ce concept, pourtant capital pour l’étude des courants politiques et des idéologies en Turquie, ne convient parfaitement. Le terme est d’autant plus central pour notre travail que la plupart des eurasistes turcs sont considérés comme appartenant à cette mouvance, donc comme des « ulusalcı ». Le mot peut avoir plusieurs acceptions directes dans son usage quotidien ainsi que scientifique en turc.
Le terme peut renvoyer d’une part aux courants qui se revendiquent de l’idéologie de la gauche radicale tout en partageant la plupart des idées nationalistes – comme le fait le mouvement politique mené par Dogu Perinçek ainsi qu’un grand nombre des acteurs eurasistes – et pour les différencier de l’extrême droite nationaliste (milliyetçi). Il désigne d’autre part un nationalisme social-démocrate, kémaliste (du Parti républicain du peuple [CHP]) qui serait plus modéré ou « moderne » que celui, assimilé au fascisme, du Parti de l’action nationaliste (MHP). Dans les deux cas, le mot ulusalcılık sert avant tout à marquer la différence avec miliyetçilik et l’extrême droite.
Des nationalismes différents selon l’histoire politique des pays
Avant de plonger plus en détails dans des considérations spécifiques sur ces courants nationalistes en Turquie, il est nécessaire de procéder à quelques précisions préalables sur le concept même de nationalisme. Pour le Larousse, le nationalisme désigne un « mouvement politique d’individus qui prennent conscience de former une communauté nationale en raison des liens (langue, culture) qui les unissent et qui peuvent vouloir se doter d’un Etat souverain.[1] » Ou encore, et toujours pour le Larousse, le nationalisme est une « théorie politique qui affirme la prédominance de l’intérêt national par rapport aux intérêts des classes et des groupes qui constituent la nation ou par rapport aux autres nations de la communauté internationale.[2] » Comme l’induisent ces définitions encyclopédiques, le nationalisme peut paraître de prime abord comme un concept à la fois un peu vague et simpliste. Bien que les composantes des nationalismes politiques à travers le monde soient plus ou moins similaires, les contextes politiques et régionaux, l’histoire de chaque pays, sa composition socio-ethnique etc. créent une culture politique propre à chacun. Et c’est à chaque fois de ce contexte unique qu’émerge un nationalisme avec un certain nombre de spécificités du moins symboliques.
Pour prendre l’exemple de la France et de la Turquie, et de façon extrêmement brève et schématique, nous constatons avant tout une différence dans l’émergence caractère progressive pour la première et celle bien plus rapide, voire soudaine pour la seconde. Ainsi, comme le précise Michel Winock, en France l’idée remonte jusqu’aux Lumières et à la proclamation de la souveraineté nationale lors de la Révolution française. Dans un premier temps elle renvoyait à l’émancipation de la monarchie absolue et à l’égalité de tous les citoyens : « L’idée nationale s’est, à la fin du XVIIIème siècle, confondue avec la poussée démocratique. Le ‘Vive la nation !’ des soldats de Valmy, au moment où l’on allait fonder la première République, en septembre 1792, ce cri-là signifiait non seulement un élan patriotique repoussant les armées étrangères ; il affirmait aussi la liberté et l’égalité du peuple souverain. A l’Europe des dynasties, il opposait l’Europe des nations ; à l’Europe des monarques, l’Europe des citoyens. Ainsi, avant la lettre, la France a connu un nationalisme, un nationalisme de gauche, républicain, fondé sur la souveraineté populaire, et appelant les nations asservies à se délivrer de leurs chaînes. [3] » Cependant elle prend sa forme politique définitive plus progressivement et notamment avec la Troisième République, à partir de 1870.
En ce qui concerne la Turquie, François Georgeon rappelle que « dans l’Empire ottoman de la fin du XIXème siècle on ne peut pas parler de ‘nationalisme turc’. […] Ce n’est que vingt-cinq ans plus tard qu’un nouvel Etat sera fondé en Anatolie avec la prétention de devenir l’Etat de la nation turque, en créant le problème de l’émergence soudaine du phénomène de ‘nationalisme turc’.[4] » Il existe donc deux facteurs à ne pas négliger et qui contribuent à la spécificité du nationalisme turc : l’apparition relativement récente du concept et le caractère soudain de cette émergence. Ces éléments sont bien entendu fatalement liés au contexte très particulier du démembrement de l’Empire ottoman et de la création de la nouvelle République turque née d’une lutte armée menée par Mustafa Kemal face aux puissances occidentales. Par conséquent, nous pouvons énumérer quatre spécificités du nationalisme turc que nous détaillerons plus tard : le kémalisme, l’anti-impérialisme, l’islamisme (notamment dans le cadre de la synthèse turco-islamique) et le panturquisme. Naturellement, comme chaque pays développe un nationalisme spécifique, nous retrouvons aussi au sein de chaque pays des interprétations différentes du nationalisme en fonction des traditions politiques. De fait, l’importance de ces quatre éléments cités est pondérée en Turquie selon les différentes traditions nationalistes qu’elle connaît. « Comme il existe des interprétations du kémalisme considérant le nationalisme comme une composante secondaire ; il existe aussi des approches nationalistes – bien plus nombreuses et visibles – qui tendent à limiter le kémalisme à un simple geste de fidélité au régime ou à l’Etat.[5] » En résumé, les courants nationalistes de gauche (dont ulusalcilik et l’eurasisme turc) mettent l’accent sur le kémalisme et l’anti-impérialisme, tandis que les courants nationalistes de droite (l’extrême droite) insistent sur l’islamisme et le panturquisme.
Comment traduire l’intraduisible ?
Partant de là, nous pouvons proposer une première définition du mot ulusalcılık comme une idéologie ou comme une sensibilité qui possède les composantes essentielles du nationalisme (désigné en turc simplement par le mot « milliyetçilik »), tout en se revendiquant de gauche ou du moins tout en marquant sa différence d’avec l’extrême droite.
La plupart des traductions du turc vers le français ou l’anglais se contentent d’ajouter un suffixe, un préfixe ou un adjectif au mot « nationaliste », insistant souvent sur un aspect qualificatif qui dénature la véritable acception du mot. Ainsi, « ultranationaliste » est en français la traduction la plus fréquemment rencontrée. Elle porte à croire que les ulusalcı sont encore plus nationalistes que les nationalistes (milliyetçi), ce qui est doublement erroné puisque non seulement on ne peut hiérarchiser le degré de nationalisme de ces courants et parce que cela ne prend pas en compte la volonté des ulusalcı de se démarquer des nationalistes. Une autre proposition assez courante consiste à traduire ulusalcılık par « néo-nationalisme ». Pourtant ceci n’ajoute rien au sens du nationalisme et donne la fausse impression que ce serait une nouvelle forme, une forme évoluée du nationalisme turc, et non distincte de celui-ci. Le terme « nationalisme modéré » est aussi parfois utilisé. Mais celui-ci néglige l’aspect totalement radical que cette idéologie peut porter et efface dans le même temps la distinction d’avec le mot milliyetçilik qui désigne le nationalisme ordinaire.
Nous sommes donc face à une difficulté linguistique ou plus précisément un problème d’intraduisibilité pour emprunter le terme à Barbara Cassin, qui en parlant de son Dictionnaire des intraduisibles[6] affirmait : « Chaque entrée part ainsi d’un nœud d’intraductibilité et procède à la comparaison de réseaux terminologiques, dont la distorsion fait l’histoire et la géographie des langues et des cultures. D’où la définition que je propose pour les ‘intraduisibles’ : non pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Symptômes de la différence des langues, à mettre aussitôt au pluriel, au plus loin de toute sacralisation.[7] » Ici, cette intraduisibilité tient à la nature politique et historique particulière de ce courant, indissociable de l’évolution politique de la Turquie ces trente dernières années. Cela justifie que nous nous penchions là-dessus pour apporter la rigueur indispensable à l’analyse qui s’en suivra et pour désigner ce courant avec un terme clair, précis et rigoureux dans un souci de cohérence.
Après plusieurs années de réflexion, de recherches et d’échanges avec d’autres interprètes et chercheurs bilingues sur la Turquie, nous pouvons considérer qu’il est établi qu’aucun terme préexistant en français (ou en anglais) ne propose une équivalence satisfaisante pour le mot ulusalcılık. C’est pourquoi il nous semble nécessaire, comme dernier recours et à défaut de trouver ce que l’on cherche, de fabriquer et de proposer un mot « nouveau », qui, désignerait en français – du moins dans le cadre de nos travaux de thèse et de recherches – le vocable ulusalcılık en Turquie.
Une évolution sémantique parallèle à l’histoire politique
Afin de proposer une traduction précise et adéquate pour ce terme, nous avons analysé l’évolution sémantique des deux mots : millet et ulus, très proches et jouant chacun un rôle important dans le lexique des sciences politiques turcophones.
Le dictionnaire étymologique[8] créé par l’écrivain et linguiste turco-arménien Sevan Nisanyan apporte des précisions sur chacun de ces termes. Concernant le vocable millet : « En langue arabe le mot signifie ‘religion’ et ‘communauté religieuse’ ; il a été utilisé dans le même sens en turc jusqu’à la fin du XIXème siècle. Son sens moderne équivalent du mot français nation s’est installé progressivement en turc à partir des années 1860 et il a partiellement perdu son acception religieuse à partir des années 1920.[9] » Ainsi, les mots « nationalité » (milliyet), « nationaliste » (milliyetçi) et « nationalisme » (milliyetçilik) sont tous dérivés de cette même racine. Il est à noter que les plus anciennes mentions du mot millet dans des textes en ancien turc remontent au XIème siècle.
Concernant ulus qui est un mot d’origine turco-mongole, le même dictionnaire explique que l’on trouve son usage dès le XIème siècle. Au XIVème siècle en turc de Turquie [Türkiye Türkçesi] son acception était déjà : ‘tribu’, ‘peuple’. En turc moderne il est synonyme de millet, comme équivalent du mot français nation, comme précisé par le quotidien Cumhuriyet en 1933. Ainsi les mots « national » (ulusal) et « international » (uluslararası) sont, entre autres, dérivés de cette racine. Il faut ajouter que l’usage du mot ulus, ainsi que de ses dérivés se répand avec les réformes et la modernisation de la langue turque sous l’influence de Mustafa Kemal qui tente de remplacer millet par ulus.
Stéphane De Tapia, en prolongeant notamment les travaux de Louis Bazin et d’Altan Gökalp, revient de façon détaillée sur cette tentative de remplacement des mots d’origine arabe par des mots d’origine turque (öztürkçe) et insiste notamment sur l’évolution conjointe des termes millet et ulus. « Autrement plus importantes sont les fortunes des mots Ulus et Yurt, destinés à remplacer Millet et Vatan, et appartenant au vieux fond lexical altaïque. Ulus (mongol : U’uls, Olos) désigne ‘la Nation’ (ottoman Millet, Milliyet). Tombé en désuétude, ulus avait perduré jusqu’au XVIIème siècle avec le sens de ‘confédération nomade tribale’. […] En réalité, ulus n’a cessé de varier entre une acception socio-politique et une compréhension territoriale. […] Alors qu’ulus – nation, destiné à remplacer millet est une reprise d’un vieux terme turco-mongol, yurt – patrie, destiné à supplanter vatan (lui-même d’usage récent et emprunté à l’arabe) apparaît directement issu du lexique anatolien. La relation créée entre Ulus et Yurt a pour but de fonder dans la Turquie républicaine une définition de l’Etat-nation comprise par tous. On veut fixer une population homogène sur un territoire délimité tout en créant une langue épurée nationale (öztürkçe) par opposition à la langue de cour et administrative (osmanlica) très arabisée et iranisée. […] Révolution linguistique qui sous prétexte de modernité et d’occidentalisation, renvoie à la Haute Asie originelle ![10] ». En outre, sur les spécificités de ces deux mots, et particulièrement du terme millet, dans l’histoire turco-ottomane, il précise que : « L’évolution de Millet est intéressante, car si le mot traduit ‘Nation’ en ottoman récent, il s’agit d’un concept fondamental de la société ottomane où chaque communauté religieuse, musulmane, juive et chrétienne, représentée par le Sultan-Caliphe, le Grand Rabbin et le Patriarche de Constantinople, relativement autonome, jouit des droits reconnus et bénéficie de statuts juridiques particuliers. Localement les sources emploient souvent le terme de cemaat (communauté) pour désigner les différents groupes présents. Kurdes, Turcs, Arabes et autres musulmans appartiennent au même millet indifférencié. […] Millet devenu Ulus est aujourd’hui nettement ethnicisé, on parle parfois de synthèse turco-islamique (Türk Islam Sentezi) chez les nationalistes au sens d’une nation turque et sunnite, ce qui en réalité n’exclue pas les éléments allogènes turquisés et islamisés pour peu qu’ils ne fassent pas état d’une quelconque volonté de personnalité ethno-culturelle (Lazes, Bosniaques, Caucasiens, Kurdes, …).[11] »
L’émergence progressive d’un nouveau courant
Le terme ulusalcılık lui, dérivé de ulus, apparaît plus tardivement et dans un premier temps en confusion avec un autre mot ulusçuluk, comme l’explique Tanil Bora : « ‘ulusalcılık’ ou ‘ulusçuluk’ étaient utilisés dans les années 1970 dans les milieux de gauche et universitaires comme l’équivalent d’origine turque pure (öz / ari) de milliyetçilik [nationalisme]. […] Tout en s’inscrivant dans une tendance de réhabilitation d’anciens mots turcs, le terme renvoyait à un nationalisme modéré et non chauviniste. Il visait à mettre une distance avec le nationalisme de droite incarné notamment par le MHP et visait avant tout un nationalisme laïc.[12] [13] »
Par la suite, le développement autonome du concept d’ulusalcılık pour désigner un courant politique à part entière se fait progressivement et en deux vagues successives dont chacune se rapporte à une trajectoire ou un positionnement politique sensiblement différents. La première émerge à partir des années 1990, notamment lors du glissement vers une ligne de plus en plus nationaliste et ethno-centrée de certains groupes anti-impérialistes de la gauche révolutionnaire au premier rang desquels se trouvait Dogu Perinçek et son Parti des travailleurs (Isçi Partisi – IP, 1992-2015, devenu le Parti patriotique – Vatan Partisi en 2015). Les liens entre le mouvement eurasiste, qui est le sujet central de notre travail, et les milieux ulusalcı de cette première vague sont d’ailleurs très visibles puisqu’on retrouve très régulièrement les mêmes acteurs cités dans les deux courants. Ainsi, « la seconde moitié des années 1990 est la période de gestation de l’ulusalcılık, porté entre autres par des universitaires comme Mümtaz Soysal (1929-2019), Alpaslan Isikli (1940-2013) et Anil Çeçen (né en 1948), qui ont défendu l’Etat-nation.[14] » Lors de cette période, le célèbre écrivain et intellectuel Attila Ilhan, adopté et présenté par les eurasistes turcs comme une des têtes pensantes du courant eurasiste[15] est la figure la plus médiatisée du courant ulusalcı[16].
Proximité avec le courant eurasiste
Avant de continuer avec les différentes étapes de l’émergence de ce courant, il faut souligner ici sa proximité flagrante avec l’eurasisme turc. Sans être complètement interchangeables, ces deux courants ont clairement tendance à s’entremêler. Au-delà des acteurs que l’on retrouve régulièrement cités comme appartenant à l’un ou à l’autre de ces deux courants, nous pouvons surtout observer de nombreuses caractéristiques similaires aux deux ou qui s’entrecoupent de façon systématique. De façon peu anodine, c’est lorsqu’on étudie spécifiquement certaines différences entre le nationalisme classique turc et l’ulusalcılık concernant leurs approches de la politique étrangère que nous voyons se dessiner la plupart des contours fondamentaux de l’eurasisme turc. L’ulusalcılık développe une vision internationale qui se veut bien plus stratégique que celle du nationalisme turc basée plutôt sur des considérations ethnico-mystiques. Ce pragmatisme assumé de l’ulusalcılık pousse les défenseurs de ce courant à exonérer certains régimes qu’ils considèrent comme des alliés naturels (notamment la Russie, l’Iran et la Chine) de leurs exactions pouvant même aller à l’encontre des populations d’origine turcique ou musulmanes. Ceci serait inconcevable pour le nationalisme classique fondé sur la synthèse turco-islamique[17]. Rappelons par exemple que la Chine, un des pays les plus détestés par les nationalistes turcs du fait du traitement des minorités ouïghours turco-musulmanes, est considérée par les ulusalcı comme un partenaire eurasiste éligible contre l’Europe, aux côtés de la Russie, et, dans une moindre mesure de l’Iran[18].
Ces régimes en question qui sont traités avec bienveillance par les ulusalcı et eurasistes turcs en tant que partenaires potentiels ou alliés naturels, voire comme modèles politiques sur certains aspects, partagent plusieurs points communs. Pour schématiser nous pouvons souligner qu’il s’agit de :
– Régimes avec un sentiment anti-Occident plus ou moins fort et en rivalité stratégique avec les Etats-Unis.
– Régimes qui s’affirment comme des puissances régionales, voire mondiales, dont le soutien est considéré comme favorable (ou plutôt comme une condition sine qua no) à l’accomplissement de l’objectif fondamental : affirmer l’autonomie de la Turquie par rapport aux USA et globalement aux puissances occidentales.
– Régimes plutôt autoritaires, ce qui est considéré comme un critère de puissance et d’efficacité contrairement à la « décadence » des démocraties occidentales.
– Régimes présentés comme anti-impérialistes. Ce terme clé sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le cadre de notre thèse mérite néanmoins quelques précisions. Emprunté au lexique kémaliste et issu du contexte de la Guerre d’indépendance et de la genèse de la Turquie dans les années 1920, le concept d’anti-impérialisme avait marqué de son empreinte plusieurs groupuscules d’extrême gauche des années 70, dont (et surtout) les mouvements présidés par Dogu Perinçek, aujourd’hui un des acteurs les plus en vue de l’ulusalcılık et de l’eurasisme. Finalement, il est intéressant de noter que ce terme est très fréquemment utilisé par les acteurs influents de ces deux courants presque comme synonyme de facto d’anti-Occident, sans pour autant que se pose jamais la question d’un éventuel impérialisme russe ou chinois.
Diffusion dans les années 2000
Il est à noter que cette première vague du courant ulusalcı présente de très nombreuses similitudes avec le nationalisme d’extrême droite. Néanmoins il s’en démarque plus pour une question de trajectoire politique que pour les valeurs défendues. Nous pouvons clairement observer, ici aussi, une interchangeabilité entre les idées ainsi que les symboles mis en avant par les deux courants. « Dans un tel climat l’ulusalcılık et le milliyetçilik ont procédé à un échange de symboles, de mythes et de notions. Ces échanges ont été facilités par le fait qu’à partir des années 1990, le mouvement nationaliste a commencé, de façon jusque là inédite, et avec une grande effervescence à codifier le nom d’Atatürk comme le ‘Basbug’[19] et le ‘Bozkurt’[20] [termes mythiques et légendaires propres aux ultranationalistes].[21] »
La seconde vague pendant laquelle le terme se répand à un cercle beaucoup plus large survient au milieu des années 2000, pour émerger dans l’opposition à l’AKP autour du CHP. Elle met surtout en avant la préservation de la laïcité, la protection du prestige de l’armée, l’unicité de l’Etat etc. Dans son ouvrage entièrement consacré à ce concept[22], Dogan Gürpinar situe l’installation définitive du courant ulusalcı sur la scène politique aux années 2004-2005. Le point culminant est atteint en 2007 lorsque des « meetings républicains » sont organisés par les opposants à l’accession d’Abdullah Gül, alors ministre des Affaires étrangères et numéro deux du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, à la présidence de la République. Le fait que l’épouse d’un président de la République porte le voile islamique – ce qui était le cas de l’épouse d’Abdullah Gül – était perçu comme une grave atteinte symbolique au principe de laïcité. Avec l’implication de l’armée, ces grandes manifestations ont rassemblé plusieurs millions de personnes[23].
Selon l’écrivain et homme politique marxiste Metin Çulhaoglu, pour comprendre l’essence de ce courant, il faut remarquer sa démarcation d’avec l’extrême droite tout autant que d’avec le communisme : « Pourquoi ‘ulusalcılık’ ? L’ulusalcılık tient à une sorte d’anticommunisme injecté pendant 60 ans dans les tissus de la vie sociale et politique et qui occupe une place prépondérante dans l’inconscient collectif et qui se manifeste immédiatement chez certains. Oui, la classe moyenne voulait d’une part marquer sa différence d’avec le milliyetçilik (ulusçuluk) trop susceptible de virer au racisme fascisant et trouvait, d’autre part, que le terme yurtseverlik [patriotisme] n’était à la fois pas assez fort et surtout pas assez appropriable puisqu’il avait été adopté par les communistes. Elle a donc fini par inventer le concept ‘ulusalcılık’.[24] [25] »
Ulusalcılık, principale opposition à l’AKP dans un schéma bipolaire
En tout cas dès 2002 et l’arrivée au pouvoir de l’AKP, avec le CHP comme seul parti d’opposition présent à l’Assemblée nationale, s’installe un clivage politique binaire et quelque peu artificiel entre ces deux formations. Bien qu’il fût très loin de représenter l’ensemble des sensibilités politiques du pays du fait du barrage électoral fixé à 10 %[26], ce clivage a remis fortement en avant l’un des principaux clivages historiques de la Turquie, celui entre conservateurs (incarnés par l’AKP) et kémalistes-occidentalistes de plus en plus souvent désignés par le terme ulusalcı. En effet, dans ce cas de figure où une bonne partie du paysage centre-droit libéral se retrouve absorbée par l’AKP, tous les autres groupes socio-politiques (gauche socialiste, pro-Kurdes, extrême droite) sont largement marginalisés. L’opposition à l’AKP constitue donc sans doute la principale dynamique derrière l’émergence de cette seconde vague du courant ulusalcı : « L’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 et l’influence grandissante lors des dix premières années de son règne d’un nouvelle classe d’experts-technocrates-intellectuels (conservateurs et islamistes) a renforcé l’inquiétude de la classe moyenne laïque, déjà préoccupée par son sort culturel et économique, sur la disparition potentielle de leur statut d’élites sociales. L’agressivité du discours ulusalcı s’est considérablement nourrie de ce sentiment de menace renforcé.[27] »
Le sentiment de menace était visiblement réciproque et cela s’est traduit par les très grandes affaires judiciaires d’Ergenekon et de Balyoz lancées à partir de 2007 comme un bras de fer sur le plan judiciaire contre l’armée pour réduire la mainmise de cette dernière sur le domaine politique et qui, très vite, deviendra un outil de répression redoutable contre toute forme d’opposition politique[28]. Parmi celles-ci, le courant « ulusalcı » apparaissait même dans un briefing officiel présenté par la Direction générale de la sécurité (Emniyet Genel Müdürlügü) au nouveau ministre de l’Intérieur Besir Atalay, dans lequel il était considéré comme une menace et étudié dans le cadre de la lutte contre le terrorisme[29].
Un nouveau mot pour un concept spécifique
Toutes ces précisions linguistiques, historiques et politiques nous amènent à plusieurs conclusions. Tout d’abord, il est clair qu’il y a un besoin légitime, du moins dans le cadre de notre travail, d’un terme en français pour désigner précisément, spécifiquement et systématiquement ce courant turc ulusalcılık. Comme le rappelle M. Çulhaoglu : « Le mot ulusalcılık est un concept qui n’a pas une acception fixe dans le jargon politique. Plus précisément il a été inventé ou conçu dans les conditions spécifiques et particulières de la Turquie. Il apparaît que ceux qui revendiquent le terme ‘ulusalcı’ soulignent par là qu’ils ne sont pas ulusçu (milliyetçi) [nationalistes].[30] » Force est de constater qu’un tel terme n’existe pas en l’état en langue française. Ensuite, pour des raisons développées précédemment un adjectif ou un préfixe ajouté au mot « nationalisme » ne nous paraît guère satisfaisant (comme dans les exemples de « nationalisme modéré » ou « ultranationalisme »). Il nous paraît donc indispensable de forger un nouveau mot en français pour pouvoir rendre compte de la spécificité du mouvement ulusalcı en Turquie. C’est pour cette raison que nous n’emploierons pas le terme « nationalitarisme »[31]. Nous avons aussi démontré l’impossibilité (à défaut d’un mot synonyme de « nation » en français) et l’inutilité (car comme nous avons vu, dans le fond linguistique les mots millet et ulus demeurent largement synonymes) de partir d’une racine autre que « nation » pour forger un mot adapté. Etant donné toutes ces considérations, nous décidons d’utiliser, dans le cadre de ce travail de thèse, le mot « nationalitarianisme » pour traduire le terme « ulusalcılık » et le mot « nationalitarien » pour « ulusalcı ». Il s’agit d’un anglicisme car si le mot n’existe pas du tout en français en tant que tel (du moins d’après nos recherches) nous le retrouvons en anglais notamment dans des recherches traitant des mouvements post-coloniaux[32] et parfois investi de la même signification que « nationalitarisme » – mentionné plus haut. Il faut d’ailleurs préciser que dans quelques rares sources en anglais, le mot « nationalitarian » est justement utilisé comme l’équivalent du terme « ulusalcılık »[33] [34].
*Alican Tayla prépare une thèse de doctorat sur le Courant eurasiste en Turquie à l’Institut français de géopolitique (IFG) de Paris 8. Parallèlement, il enseigne à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Il a fait des études de droit à Paris 1 Panthéon Sorbonne. Il est journaliste et traducteur