Haliç est le nom turc de la Corne d’Or, ce bras de mer voué à la construction navale et qui sépare la péninsule historique d’Istanbul de l’ensemble de la ville.
Le 2 mai 2024, Ayşan Sönmez*
Le film documentaire Haliç (titre intégral: Yaşayan, Üreten, Dönüşen Haliç – « La Corne d’Or qui vit, produit et se transforme » ) a été projeté lors du 21e Festival du Cinéma de Turquie à Paris (28 mars – 7 avril). C’est une œuvre chorale des réalisateurs Alper Şen, Ekin Sarıca, Pein Kaydan et T. Gül Köksal, tous membres de la plateforme Haliç Dayanışması (solidarité pour la Corne d’Or) (1) créée dans le sillage du soulèvement Gezi, en 2013. Le film interroge l’amnésie collective qui est devenue un « leitmotiv » en Turquie. Un livre accompagne la projection qui contient des documents et des témoignages.
La formation de la mémoire visuelle – « Que s’est-il passé »?
Le documentaire définit la Corne d’Or (2) comme un lieu de mémoire et se concentre sur sa place dans la mémoire urbaine et visuelle. C’est un recueil de témoignages qui propose un récit et une manière de se souvenir par le visuel. Avec l’ensemble de photographies et de slogans qu’il propose il vise un large public. Il forge une mémoire visuelle et permet de rendre compte d’une des principales transformations de la ville, transformation à l’œuvre depuis plus de 15 ans (3).
Mutation d’une zone de production industrielle
Le documentaire donne à voir la transformation et la commercialisation de l’espace historique du secteur de la construction navale et du transport à Istanbul, en présentant les acteurs et les disfonctionnements de cette évolution.
La Corne d’Or est un lieu de l’histoire navale de l’Empire ottoman. Le Sultan Mehmet II y a fondé un chantier naval en 1455. C’est là où tout au long du XXè siècle les ferries, principaux moyens de transport maritime d’Istanbul, étaient construits et réparés. Le chantier fonctionne toujours mais avec une activité sinon résiduelle, du moins largement réduite. Autrefois institution d’État, il fut privatisé pendant 49 ans et il héberge aujourd’hui un projet de centre commercial. Il a également été le centre de la production industrielle locale pendant plus de six cents ans et le lieu des premières grèves de l’histoire ottomane.
Gentrification versus bidonvilisation
Des années 2010 aux années 2020, cet espace a été transformé par les projets de régénération urbaine du gouvernement et de la municipalité métropolitaine d’Istanbul (tous deux dominés par l’AKP du président Erdogan). Le documentaire établit la parallèle entre la mutation urbaine et la transformation politique en Turquie. Il raconte l’histoire des chantiers navals de la Corne d’Or et leur transmutation en lieu de consommation. Il décrit comment les zones résidentielles environnantes ont été « squattées » et la façon dont la zone a été « gentrifiée ». Il donne à voir les traces de ce processus sur la mémoire urbaine et le remet dans le contexte de la dissolution du mouvement syndical en Turquie qu’exprime le slogan « Adieu Prolétariat », ou dans le sillage du soulèvement du Gezi débuté comme une protestation urbaine.
Style brechtien, récit construit par une suite d’épisodes
Le documentaire dépeint ce processus dans un récit épisodique, en soulignant et en historicisant les contextes historiques qui forment l’arrière-plan des événements. Cela évite une approche émotionnelle tout en révélant les effets qui ont bouleversé la vie des gens. Il ne s’agit pas d’un film de « propagande », mais d’un documentaire qui garde du recul en se concentrant sur son objectif principal, qui est d’éclairer la mémoire urbaine.
Le contenu du film étant assez dense en termes de matériel visuel, un style narratif à quatre écrans est utilisé. Cette méthode accroît l’impact du documentaire en permettant aux spectateurs de le comprendre en profondeur et contribue à laisser une trace plus durable dans la mémoire.
Rencontre avec le public et objectif de solidarité
Le documentaire va vers le public pour établir des liens. Répondant aux questions du public après la projection, Alper Şen a indiqué que le film avait été projeté plusieurs fois à Istanbul et à Ankara et que de nouvelles projections étaient prévues. Le documentaire a vu le jour grâce à un important travail de plus de trois ans de recherche en archives et de production de matériel visuel. L’équipe considère chaque projection comme une opportunité de discussion avec le public. Elle souhaite informer et mobiliser le plus possible pour la défense des berges de la Corne d’Or. Il importe qu’il soit diffusé sur les chaînes de télévision et que le téléchargement de la version intégrale sur YouTube et Vimeo soit assuré tout cela pour se prémunir de l’amnésie collective.
* Ayşan Sönmez, doctorante à l’Institut français de géopolitique (Univ. Paris8), elle prépare une thèse sur le périple du théâtre arménien au 19è siècle d’Istanbul à New York en passant par Tbilissi et Moscou.
(1) Fondée en 2013, Haliç Dayanışması est une plateforme de partage et de communication visant à transmettre le patrimoine industriel existant des chantiers navals historiques de Haliç aux générations futures. Haliç Dayanışması comprend des travailleurs et des retraités des chantiers navals, des organisations professionnelles telles que l’Union des chambres des ingénieurs et architectes turcs (TMMOB), la Chambre des architectes, la Chambre des urbanistes, l’Ordre des avocats d’Istanbul, des syndicats et des membres de ces organisations/institutions, des résidents et des associations de quartiers tels que le quartier Bedrettin dans le voisinage des chantiers navals, des représentants de partis politiques, des membres du parlement, des représentants d’institutions d’impression et d’autres personnalités/institutions intéressées par la question.
(2) La Corne d’Or (en Turc Haliç) est une ria formant l’estuaire commun aux cours d’eau Alibey et Kağıthane qui se jettent dans le Bosphore, à Istanbul. Cet emplacement forme un port naturel qui fut aménagé par les colons grecs au moment de la fondation de Byzance. Sous l’Empire byzantin, les chantiers navals y étaient installés et un mur d’enceinte longeait la berge pour protéger la ville des attaques navales.
(3) La transformation de la zone des chantiers navals de la Corne d’Or fait partie d’un projet du gouvernement visant à ouvrir le centre-ville et le littoral à l’industrie de la consommation. L’un des exemples de ce projet est la transformation du parc Gezi en centre commercial. L’ouverture des quartiers de Beyoğlu et Tarlabaşı aux touristes et aux rentiers fait également partie de ce mouvement de transformation urbaine. Un autre symbole de la transformation des bords de mer à Istanbul en espaces de consommation est le projet du port de Galata.