DÉCRYPTAGE – La plus importante communauté juive du monde musulman fait face à une montée de l’antisémitisme.
Le 17 novembre 2023, Delphine Minoui, Le Figaro.
Ilana a pris place à la terrasse de l’Otantik Café, à deux pas de la synagogue Neve Shalom, en plein quartier historique de Galata, à Istanbul. Une foule dense bat le pavé, mélange de touristes arabes, asiatiques et européens ainsi que de Stambouliotes pressés, dans cette mégalopole turque à cheval entre deux rives où le monde entier semble s’être donné rendez-vous.
«Cette ville te donne ce pouvoir-là: celui de te fondre dans la masse, d’être qui tu es, quelle que soit ton histoire, quelles que soient tes origines», avance la jeune graphiste stambouliote de confession juive, boucles brunes sous une casquette en cuir. Ses yeux pétillants trahissent un inhabituel voile d’inquiétude. «Bon, c’est vrai qu’on a connu des jours meilleurs», murmure-t-elle en fouillant dans la messagerie de son smartphone. «Tu vas payer pour les enfants de Gaza. Hitler n’a pas fini son travail», peut-on lire noir sur blanc. «Depuis l’offensive de Tsahal sur Gaza, en riposte au massacre du 7 octobre commis par le Hamas, on sent une tension, un dangereux amalgame entre Juifs et Israéliens», finit-elle par concéder.
Alors que les bombardements israéliens sur l’enclave palestinienne se poursuivent depuis plus d’un mois, un regain d’antisémitisme frappe la minorité juive de Turquie. Dans le quartier du Grand Bazar, un bouquiniste a accroché le panneau «Interdit aux Juifs» à sa vitrine, avant de le retirer. À Izmir, au bord de la mer Égée, une synagogue a été profanée par un graffiti «Israël assassin» sur l’un de ses murs. Bien qu’isolés, ces incidents mettent mal à l’aise les quelque 15.000 membres de la communauté juive parce qu’ils s’accompagnent d’un discours incendiaire véhiculé par la presse progouvernementale et certains politiciens.
Le journal d’extrême droite Yeni Akit a récemment suggéré de dénaturaliser les Juifs de Turquie, prétendant qu’ils avaient tous un passeport israélien. Quelques jours plus tôt, un député du parti ultraconservateur Hüda Par avait appelé à révoquer la citoyenneté turque des membres de la communauté qui se porteraient volontaires au sein de l’armée israélienne. Le 17 octobre, Süleyman Sezen, un représentant de l’AKP, le parti au pouvoir, affirmait pour sa part qu’il priait pour «la mémoire de Hitler», en avançant que la Shoah avait été «inachevée».
Pragmatisme d’usage
Lors d’une manifestation propalestinienne, au début de l’offensive de Tsahal, des protestataires ont brièvement ouvert une brèche dans la barrière entourant le consulat israélien, avant d’être dispersés par la police. Depuis, Ankara et Tel-Aviv ont rappelé leurs ambassadeurs respectifs, sur fond de tensions accrues entre les deux pays. Le président islamo-nationaliste Recep Tayyip Erdogan, qui entretient des liens cordiaux avec le Hamas et dont le pays avait récemment amorcé un rapprochement avec l’État hébreu, a annoncé le 4 novembre la «rupture de tout contact» avec le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, pour dénoncer la mort de plus de 11.000 personnes dans l’enclave palestinienne, selon les chiffres du Hamas.
Les autorités turques restent néanmoins fidèles à leur pragmatisme d’usage. Dans un communiqué publié au début du conflit, le ministère des Affaires étrangères a nié utiliser une rhétorique antisémite à l’encontre de l’État juif. «Nous réfutons les accusations d’antisémitisme, qui sont sans fondement, et nous rejetons les calomnies et les insultes proférées à l’encontre de notre président et de notre pays», énonce la déclaration, avant d’ajouter: «La Turquie, a toujours été un asile pour tous ceux qui ont été opprimés à travers l’Histoire et notamment pour les Juifs, c’est une réalité reconnue par tous les historiens».
Le communiqué fait référence à l’accueil, en 1492, des milliers de Juifs chassés d’Espagne lors de l’inquisition. À l’époque, le sultan ottoman Bayezid II fit même envoyer des navires pour les acheminer. Mais derrière cette bienveillance de façade, la réalité est toute autre: si la communauté juive de Turquie, la plus importante de tous les pays musulmans, bénéficie du droit de culte, que les synagogues sont préservées, que le journal Shalom, qui propose deux feuillets en ladino (la langue judéo-espagnole), a pignon sur rue, elle a également subi des périodes de violente discrimination. La série turque Le Club, actuellement plébiscitée sur la plateforme en ligne Netflix, retrace le traumatisme de l’imposition tristement célèbre d’une taxe discriminatoire dans les années 1940 et du pogrom des années 1950.
Plus récemment, en 2010, la minorité juive s’était de nouveau sentie sous pression après le raid d’un commando israélien sur le navire turc Mavi Marmara chargé d’aide humanitaire pour briser le blocus de Gaza. «À chaque regain de tensions, le même scénario se reproduit: toutes les réactions se déclinent vers un antisémitisme virulent, comme c’est à nouveau le cas aujourd’hui», observe l’éditeur de confession juive Rifat Bali. Dans son bureau rempli de livres du quartier Sisli, sur la rive européenne d’Istanbul, cet intellectuel parfaitement francophone observe avec prudence et retenue les événements en cours. «Notre communauté, poursuit-il, a appris à faire profil bas car, contrairement aux pays européens où l’antisémitisme est un problème reconnu, la Turquie l’ignore. Si vous osez émettre une quelconque remarque ou critique, on vous diabolise en vous taxant de sioniste et de pro-israélien. Dans ce contexte, notre meilleure arme reste le silence.»