Au départ sur la retenue, le président turc a durci son discours à l’encontre d’Israël, après avoir échoué à devenir le médiateur des négociations avec le Hamas. Une stratégie qui risque d’accroître son isolement et les tensions avec Washington.
C’est un étrange centenaire que vient de célébrer, bon gré, mal gré, la République turque, dimanche 29 octobre. Il y a certes eu le défilé militaire – une centaine de navires dans le Bosphore –, la gerbe déposée au monument d’Atatürk, père fondateur de la Turquie moderne, et les feux d’artifice, mais pas de grand discours du président, Recep Tayyip Erdogan. La harangue et le bain de foule avaient eu lieu la veille, à Istanbul, où s’étaient rassemblées plusieurs centaines de milliers de personnes en solidarité avec les Palestiniens. « La plus grande manifestation au monde » contre les frappes israéliennes depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre, selon les organisateurs.
Sous les applaudissements, le chef de l’Etat a accusé l’Occident d’être « le principal coupable des massacres à Gaza » et Israël de commettre « des crimes de guerre ». Il a réaffirmé que le Hamas n’était pas une organisation terroriste, comme il l’avait martelé quelques jours auparavant, insistant sur le fait qu’il s’agissait d’un « groupe de combattants de la liberté luttant pour protéger leur peuple ». Face au public, Erdogan a également interpellé les puissances occidentales en les soupçonnant de « créer une atmosphère de croisades » contre les musulmans. Il s’en est pris violemment à Israël : « Gaza, la Palestine, qu’y avait-il en 1947 et qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ? Israël, comment es-tu arrivé ici ? Tu es un occupant, tu es une organisation », et donc, sous-entendu, pas un Etat.
La charge est lourde et singulière pour un président qui venait de rencontrer, fin septembre, son homologue israélien, Benyamin Nétanyahou, après plus de dix ans de tensions. Jamais un pays membre de l’OTAN n’avait nié à Israël son statut d’Etat, et donc son droit à exister. Et même si aucun pays à majorité musulmane ne considère le Hamas comme une organisation terroriste, aucun autre gouvernement n’a soutenu aussi explicitement les militants islamistes depuis le 7 octobre, hormis le régime iranien.
La base de l’AKP « en colère »
Alors, que s’est-il passé ? Car si Ankara ne fournit pas d’aide militaire au Hamas, comme le fait Téhéran, le gouvernement et la formation du président, le Parti de la justice et du développement (AKP), accueillent en revanche des hauts responsables du Hamas depuis des années sur le sol turc. En pleine vague des « printemps arabes », soutenus par Erdogan, un bureau de l’organisation a été ouvert à Istanbul. Ankara aurait octroyé la nationalité turque à une douzaine de ses membres. Toutefois, comme l’observe le journaliste turc de Die Welt, exilé en Allemagne, Deniz Yücel, « ni les Israéliens ni le Hamas ne semblent faire confiance aux services intermédiaires turcs ; les deux camps préfèrent depuis des années entretenir leurs canaux de négociations plutôt avec le Qatar et l’Egypte ».
De fait, les tentatives d’Erdogan de se poser en médiateur après le 7 octobre n’ont rien donné. Pire, la Maison Blanche et l’administration Biden les ont, semble-t-il, ignorées. Le président américain n’est pas passé par Ankara lors de sa visite en Israël, à la mi-octobre, et il aura fallu près d’un mois et de nombreux déplacements dans la région avant que le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, finisse par faire escale en Turquie. Cela dans un contexte houleux où Washington exhorte Ankara à approuver l’adhésion de la Suède à l’OTAN depuis plus d’un an. Une ratification aujourd’hui entre les mains d’un Parlement turc accusé de traîner les pieds et d’instrumentaliser le contentieux au profit du pouvoir.
Recep Tayyip Erdogan, qui, au départ, n’a pas voulu donner l’impression de soutenir ouvertement le Hamas en raison du choc provoqué par le raid sur la scène internationale, a renoncé au bout de quelques jours à la relative retenue dont il avait initialement fait preuve. « Il espérait pouvoir profiter de la nouvelle phase d’ouverture avec Israël, tout en évitant les tensions avec les Etats-Unis, au moment même où le pays traverse une grave crise économique, affirme Fehim Tastekin, journaliste expert du Proche-Orient. Mais la réponse disproportionnée d’Israël à Gaza a accru la colère au sein de la base de l’AKP et réduit les dangers qu’Erdogan craignait. N’obtenant pas le rôle de médiateur escompté, il devenait inutile de maintenir la modération. » De quoi revêtir son uniforme de champion de la cause palestinienne, comme il l’avait fait avec son « coup de colère », lors d’un débat sur Gaza à Davos en 2009. Le geste lui avait valu les félicitations du Hamas et un accueil en héros dans son pays.
Inconstance
Mais les temps ont changé. Les foucades du président ne suscitent plus l’intérêt d’antan, ni à l’extérieur ni à l’intérieur du pays. Le 15 octobre, la manifestation pour Gaza à l’appel de trois partis islamistes (deux de l’opposition et un allié du camp présidentiel) n’a rassemblé que quelques milliers de personnes à Istanbul. Un rejet de la radicalité confirmé par un sondage de l’institut Metropoll soulignant qu’une large majorité de Turcs ne souhaitaient pas voir leur pays s’engager au côté du Hamas. Pour 34,5 % des personnes interrogées, M. Erdogan devait rester « neutre », 26,4 % souhaitaient une médiation, tandis que 18,1 % estimaient que le président devait soutenir les Palestiniens tout en « gardant ses distances »avec le mouvement islamiste. Seuls 11,3 % se prononçaient pour un soutien au Hamas.
A force de souffler le chaud et le froid sur la contestation, le président prend ainsi le risque de se couper un peu plus d’une partie de la population, sans éviter les dangers de la radicalité. Des dizaines de lycéens de la ville de Patnos (est du pays) se sont filmés, le 2 novembre, en train de piétiner et de cracher sur un drapeau israélien posé à terre.
L’autre écueil est d’accentuer l’image d’un président inconstant, à la politique étrangère plus que flexible. « Nous n’avons besoin de demander la permission à personne », aime à répéter M. Erdogan. Le 4 novembre, le jour même où le chef de l’Etat a annoncé qu’il ne coupera pas les liens avec Israël, mais éviterait dorénavant Benyamin Nétanyahou, l’ambassadeur turc a été rappelé de Tel-Aviv. « Du point de vue de la Maison Blanche, a résumé Soner Cagaptay, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, lorsque l’on s’engage avec Erdogan, cela se termine en drame. »