« Le temps passé par Poutine à courtiser soigneusement les États du Moyen-Orient n’a guère pesé lorsque ces derniers ont choisi de condamner son offensive lors de l’Assemblée générale de l’ONU. Il pourrait falloir des décennies à la Russie pour s’en remettre » dit Jonathan Steele dans Middle East Eye.
Rien de tel qu’un vote des Nations unies pour obliger les gouvernements à se dévoiler. Le 2 mars, le débat de l’Assemblée générale sur une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie a obligé les États à cracher le morceau et à révéler le fond de leur liste habituellement obscure d’actifs et de passifs étrangers.
L’issue principale de cette première session d’urgence tenue par l’assemblée depuis 25 ans a été que pas moins de 141 États ont soutenu la motion, tandis que seuls trois États mis à part la Russie et le Belarus se sont alliés à l’agression initiée par le président russe Vladimir Poutine : l’Érythrée, la Corée du Nord et la Syrie.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que la Russie a subi le plus grand coup régional porté à ses intérêts depuis qu’Anouar al-Sadate a expulsé les conseillers soviétiques d’Égypte il y a exactement un demi-siècle.
La protection des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale étaient les principaux enjeux du débat sur la crise ukrainienne. Mais puisque les États-Unis se sont imposés comme le plus fervent soutien international de l’Ukraine, le vote a également obligé chaque pays à effectuer un calcul complexe en matière d’intérêts nationaux, résumé par le dilemme entre soutenir Washington et soutenir Moscou.
De ce point de vue, l’isolement de la Russie a été spectaculaire. Ses années d’investissement sous Poutine dans l’établissement de liens diplomatiques et économiques étroits avec le Moyen-Orient à l’ère de la multipolarité post-guerre froide se sont révélées peu rentables. Pratiquement tous les États du Moyen-Orient ont soutenu la condamnation de la Russie par l’ONU, notamment la Jordanie, le Koweït, le Liban, Oman, le Qatar et l’Arabie saoudite.
Tout comme l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi, que Moscou s’emploie à courtiser. Tout comme la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan. Même les Émirats arabes unis, qui avaient suscité quelques remous en s’abstenant lors d’un vote du Conseil de sécurité sur la Russie quelques jours auparavant, sont rentrés dans le rang. Une fois de plus, comme par le passé, les États-Unis ont réussi à pousser leurs clients à afficher leur loyauté en public. Le soupirant russe a quant à lui été brutalement repoussé.
En guise de maigre lot de consolation pour le Kremlin, l’Algérie, le Soudan, l’Irak et l’Iran ont préféré s’abstenir. Le Maroc a choisi l’ultime solution de lâcheté en s’abstenant de s’abstenir. Il a rejoint la liste des pays dont l’ambassadeur a disparu au moment de décider, laissant les archives de l’ONU indiquer « Aucun vote enregistré ».
Une humiliation pour Poutine
Parmi les abstentionnistes, celui qui aura le plus plu à Moscou est probablement l’Irak. Néanmoins, sa décision de ne pas prendre parti entre la Russie et les États-Unis n’a pas été prise par respect pour Moscou. Elle est le reflet de la lutte pour la domination entre les chefs de faction pro-iraniens et pro-américains au sein du Parlement et du gouvernement de Bagdad. L’attitude à adopter face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a joué qu’un rôle infime.
Les trois pays que Moscou considère comme ses interlocuteurs les plus importants au Moyen-Orient sont la Turquie, Israël et l’Iran. Il doit être humiliant pour Poutine que les dirigeants de deux d’entre eux, la Turquie et Israël, aient proposé leur médiation dans la crise ukrainienne. Au lieu d’être l’acteur dominant et le médiateur, comme lors du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan portant sur le Haut-Karabakh en 2020, la Russie est désormais une entité nécessitant une médiation, un belligérant qui fait l’objet de pressions internationales pour changer de politique et faire marche arrière. Cette baisse de statut est spectaculaire et humiliante.
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Ces dernières années, Poutine a déployé des efforts considérables pour inciter Erdoğan à desserrer ses liens avec l’OTAN et Washington. Il a vendu à la Turquie le système avancé de missiles sol-air S-400. Au grand dam de Bachar al-Assad, allié de Moscou, il a donné le feu vert à Erdoğan pour envahir le nord de la Syrie contre les Kurdes et soutenir les défenseurs islamistes de la province d’Idleb dans le nord-ouest du pays.
En retour, il n’a pas obtenu grand-chose. La Turquie a condamné l’invasion russe de l’Ukraine, qu’elle a dénoncée comme une violation du droit international. Elle a fermé le Bosphore à quatre navires de guerre russes qui voulaient accéder à la mer Noire. Elle a vendu des drones à l’Ukraine, qui ont été utilisés contre les forces russes. Le seul avantage accordé par la Turquie à Moscou est qu’elle n’a pas rejoint la campagne de sanctions économiques contre la Russie menée par les États-Unis.
Ironiquement, à part la Syrie, l’État du Moyen-Orient avec lequel Poutine entretient les meilleures relations à la suite de son invasion injustifiée et illégale de l’Ukraine est Israël. La première réaction du ministère israélien des Affaires étrangères à l’attaque de la Russie contre l’Ukraine a été d’une extrême mollesse. Le ministère n’a pas mentionné la Russie mais s’est contenté d’exprimer son inquiétude face aux « mesures prises dans l’est de l’Ukraine ».
Le Premier ministre Naftali Bennett n’a pas dénoncé l’invasion. Il s’agissait d’une récompense accordée à la Russie pour sa politique consistant à ignorer systématiquement les fréquentes incursions d’Israël dans l’espace aérien syrienpour bombarder des cibles iraniennes et du Hezbollah. La Syrie est devenue un pont terrestre pour les fournitures militaires affectées par l’Iran au Hezbollah au Liban, mais la Russie permet à Israël de les attaquer en toute impunité. La Russie empêche également l’armée syrienne de lancer ses missiles sol-air S-300 contre les avions israéliens.
La position d’Israël
Comme le souligne le journaliste israélien Roy Isacowitz, « les stratèges israéliens tracent une ligne droite entre une perte des faveurs russes en Syrie et une expansion inimaginable de l’influence et du pouvoir de l’Iran tant en Syrie qu’au Liban. Une condamnation symbolique [de la Russie] vaut-elle vraiment le prix à payer ? »
Une deuxième raison du silence israélien est le parallèle que de nombreux observateurs établissent entre les violents bombardements russes dans les villes ukrainiennes et les bombardements israéliens à Gaza. Il existe également une similitude, comme l’explique Roy Isacowitz, « entre la tentative de la Russie d’imposer son nationalisme ethnique à ses voisins et la politique d’Israël qui consiste à faire de même depuis plus de 50 ans ».
À la satisfaction de Poutine, Israël a résisté aux pressions américaines pour coparrainer la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant la Russie. Bien qu’Israël ait effectivement voté contre la Russie, Bennett s’est empressé de se rendre à Moscou pour expliquer la position d’Israël et montrer au monde que Poutine n’était pas isolé. Toutefois, la proposition de médiation formulée par le Premier ministre israélien n’a pas dû plaire au dictateur du Kremlin, comme je l’ai expliqué précédemment.
En tout et pour tout, l’invasion illégale de l’Ukraine par Poutine ne lui a laissé qu’un seul ami au Moyen-Orient. Le président syrien Assad, pour des raisons évidentes, ne peut cracher dans la soupe russe. Partout ailleurs, la guerre lancée par Poutine a été un désastre pour la stratégie soigneusement élaborée par la Russie pour améliorer son image et son influence. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la Russie a subi le plus grand coup régional porté à ses intérêts depuis qu’Anouar al-Sadate a expulsé les conseillers soviétiques d’Égypte il y a exactement un demi-siècle.
Après s’être tiré une balle sans le pied, il pourrait lui falloir des décennies pour s’en remettre.
Middle East Eye, 14 mars 2022, Jonathan Steele