« Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, est attendu par son homologue turc, Mevlüt Cavusoglu, à Ankara, mercredi 8 juin, pour des discussions sur la reprise des exportations ukrainiennes de céréales » dit Marie Jégo et Madjid Zerrouky dans Le Monde du 7 juin 2022.
Ankara, qui soigne son image de facilitateur entre Moscou et Kiev, espère contribuer à une solution négociée pour la reprise des exportations de céréales depuis les ports ukrainiens. Selon Anadolu, l’agence de presse officielle turque, la Russie, la Turquie et l’Ukraine sont parvenues à élaborer une feuille de route dans le but d’ouvrir un « corridor céréalier » entre les ports ukrainiens et les marchés mondiaux.
Un « mécanisme d’observation » est à l’étude, lequel pourrait amener la marine turque à escorter des vraquiers venus d’Ukraine. Parrainée par les Nations unies, cette opération humanitaire pourrait permettre de sortir des silos et des hangars jusqu’à 20 millions de tonnes de céréales, selon la partie turque.
Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, est ainsi attendu par son homologue turc, Mevlüt Cavusoglu, à Ankara, mercredi 8 juin, pour des discussions sur la reprise des exportations ukrainiennes de céréales, suspendues en raison du blocus de la mer Noire imposé par la Russie. La guerre déclenchée par Moscou en Ukraine a paralysé les exportations alimentaires des deux belligérants, grands producteurs de blé, faisant craindre une crise alimentaire d’ampleur, en particulier en Afrique.
Tandis que les stocks ukrainiens de céréales sont bloqués dans les silos ou sur les vraquiers des ports d’Ukraine – Marioupol et Berdiansk – contrôlés par l’armée russe, les exportations russes de céréales et d’engrais sont ralenties par les sanctions occidentales ainsi que par la situation sécuritaire en mer Noire.
M. Cavusoglu compte sur la création d’un « centre d’observation des corridors » à Istanbul et veut croire que la Russie est prête à des concessions pour permettre la libre circulation des marchandises en mer Noire. En atteste le fait que le ministre des affaires étrangères russe sera accompagné, lors de sa visite de travail à Ankara, de militaires censés s’entretenir avec leurs homologues turcs au sujet de l’ouverture de voies maritimes sécurisées.
Allégations de vols
Le transport du grain ne sera pas le seul sujet abordé. Il sera également question de la Syrie, où M. Erdogan projette de lancer une nouvelle offensive pour en chasser les Kurdes syriens, qu’il estime devoir éradiquer en raison de leur affiliation au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, autonomiste), interdit en Turquie. Le Kremlin donnera certainement son aval, comme il l’a fait par le passé. Mais à quel prix ?
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Débloquer les routes commerciales en mer Noire est possible à condition que Kiev et Moscou parviennent à s’entendre. Or, pour l’heure, les deux belligérants sont à couteaux tirés, laissant peu de chances à une solution négociée, quoi qu’en dise la diplomatie turque, plutôt confiante sur l’issue de sa médiation. Le gouvernement ukrainien est ulcéré par le comportement de la Russie, qui pille les céréales ukrainiennes dans les territoires occupés afin de les exporter, notamment vers le Liban et la Syrie.
Dans un communiqué publié en mai, le ministère de l’agriculture ukrainien a estimé que 500 000 tonnes de blé avaient déjà été « volées » par Moscou pour être exportées vers la Russie ou le Moyen-Orient, via les détroits du Bosphore et des Dardanelles. L’ambassade d’Ukraine à Beyrouth a estimé, pour sa part, que plus de 100 000 tonnes de blé ukrainien « pillées » étaient arrivées en Syrie, au port de Lattaquié, ces trois derniers mois. Au moins un navire russe aurait été refoulé par l’Egypte sur demande de Kiev.
En avril, Moscou a démenti les allégations de vol de blé : « Nous ne volons rien à personne », assurait le vice-ministre des affaires étrangères russe, Andreï Roudenko. Pourtant, l’agence de presse officielle russe TASS, citant Kirill Stremousov, chef adjoint de l’administration militaro-civile installée dans la zone récemment occupée de Kherson, a annoncé, fin mai, que la région avait « commencé à exporter des céréales vers la Russie ». Les autorités ukrainiennes soupçonnent les terminaux portuaires d’exportation de Sébastopol, en Crimée, d’en être la première destination.
Navettes incessantes
Selon Vasyl Bodnar, l’ambassadeur d’Ukraine à Ankara, Kiev a « demandé l’aide de la Turquie pour résoudre le problème ». Alliée de l’Ukraine, à laquelle elle fournit des drones de combat, la Turquie veille à ménager ses liens privilégiés avec la Russie, dont elle dépend pour ses approvisionnements en énergie et en blé.
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Décidée par Ankara aux premiers jours de la guerre, la fermeture des détroits, elle, s’applique « à tous les navires militaires », mais ne concerne pas les navires commerciaux. Or, ces derniers mois, d’énormes cargos, affrétés notamment par l’entreprise Oboronlogistics, affiliée au ministère de la défense russe, ont ainsi effectué d’incessantes navettes entre les ports militaires de Sébastopol et de Novorossiïsk, sur la mer Noire, et la base navale de Tartous, en Syrie, sans que la Turquie ait procédé à la vérification de leurs contenus. De cette façon, Moscou peut transporter du blé mais aussi du matériel militaire de la Syrie vers l’Ukraine.
Vérifier les contenus est impossible, fait valoir une source diplomatique à Ankara. Selon la Convention de Montreux de 1936, qui régit le passage de la mer Noire vers la Méditerranée, la Turquie n’est pas autorisée à intercepter, ni à inspecter, les navires de commerce qui transitent par ses détroits.
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Selon le chercheur Yoruk Isik, qui effectue une veille de la circulation dans les détroits, « la Russie abuse de cette distinction [entre navires militaires et navires commerciaux] en utilisant des navires marchands civils comme auxiliaires navals pour fournir la logistique à ses opérations militaires en Syrie et en Ukraine ». Dans une étude publiée le 18 mai sur le site du Middle East Institute, ce spécialiste des transports maritimes affirme aussi que « de grandes quantités de marchandises volées finissent en Turquie, certaines même transportées inexplicablement par la compagnie maritime gouvernementale syrienne Syriamar ».
En 2017, pourtant, la chambre turque de la marine marchande avait demandé à ses ports d’interdire l’entrée et la sortie des navires commerçant avec la Crimée, province ukrainienne annexée par la Russie en 2014, quel que soit leur pavillon. Or, à au moins deux reprises ces dernières semaines, un céréalier russe en provenance de Sébastopol a déchargé du blé dans le port turc d’Iskenderun, en Méditerranée. Le 5 juin, il y était à nouveau au mouillage. En provenance du port criméen.
Alors que la Russie bloque les principaux ports ukrainiens, Odessa et Tchornomorsk, « les navires russes devraient se voir refuser l’accès commercial aux détroits turcs », estime M. Isik.
Le Monde, 7 juin 2022, Marie Jégo & Madjid Zerrouky