« Depuis le mois de février, les navires russes et américains affluent en mer Egée, dans l’attente d’une éventuelle réouverture du détroit du Bosphore, verrouillé par la Turquie » rapporte Marina Rafenberg dans Le Monde du 26 avril 2022.
Sur la base de l’OTAN de Souda, en Crète, le ballet des avions de chasse est quasi incessant. En quelques semaines, l’île du sud de la Grèce a vu défiler le porte-avions français Charles-de-Gaulle, puis le porte-avions américain Harry-S.-Truman. Un essaim de Rafale bourdonne au-dessus de la base, accompagné de l’Atlantique-2, un avion de surveillance français, spécialisé dans l’observation du trafic maritime.
Cette affluence résulte du renforcement de la présence russe dans la zone depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février. De nombreux navires russes croisent en Méditerranée orientale, dans l’attente d’une éventuelle réouverture des détroits des Dardanelles et du Bosphore, qui donnent accès à la mer Noire, et que la Turquie a fermés au début du conflit en Ukraine. « La Méditerranée peut être considérée comme la salle d’attente de la mer Noire, souligne Dorothée Schmid, spécialiste des questions méditerranéennes et turques à l’Institut français des relations internationales. Dans le contexte actuel, elle est donc d’une grande importance géostratégique. »
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La « formation opérationnelle permanente » de la Russie en Méditerranée, placée sous le commandement de sa flotte de la mer Noire, est d’ordinaire constituée d’une dizaine de bâtiments. Début février, avant même le début de l’invasion de l’Ukraine, une vingtaine de bateaux et trois sous-marins russes avaient été déployés, selon des sources militaires françaises. « La Russie a doublé, voire triplé ses capacités navales dans la région », affirme le capitaine de vaisseau et officier de communication régionale de l’armée française en Méditerranée, Thibault Lavernhe.
« Un espace de manœuvre des alliés »
Autre nouveauté : la présence russe n’est plus cantonnée aux alentours du port de Tartous, en Syrie, mais s’étend vers l’ouest, près de la Crète, ou au nord de la mer Egée, en direction du Bosphore. « Là où sont les Américains, les Russes le sont aussi. Leur but est de contrôler l’activité des forces alliées », constate l’officier. Dans un rapport parlementaire publié mi-février par la commission de la défense nationale, les députés Jean-Jacques Ferrara (LR) et Philippe Michel-Kleisbauer (MoDem) s’inquiétaient déjà de ce dispositif, de nature selon eux à « restreindre fortement la liberté d’action de la France et de ses partenaires dans la zone ».
Moscou, qui s’était retiré de la Méditerranée avec la dissolution de l’URSS, a débuté son retour dans cette région avec son intervention militaire en Syrie, lancée en 2015. Mais l’actuel renforcement des capacités russes dans le contexte de la guerre en Ukraine préoccupe plus que d’habitude l’OTAN. Ce déploiement peut non seulement permettre à la Russie d’envoyer des renforts en soldats et d’acheminer des armes vers l’Ukraine, mais aussi de tirer des missiles de croisière depuis ses vaisseaux, en appui de ses forces au sol.
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Dans ce contexte, le rôle de l’Atlantique-2, qui patrouille à partir de la base de Souda, consiste à repérer toutes les forces en présence mais aussi à servir d’avertissement aux Russes. « Il est là pour leur montrer que la Méditerranée orientale est un espace de manœuvre des alliés », note le commandant de bord.
Les Etats-Unis ont, eux aussi, repositionné en Méditerranée dix navires, qui étaient initialement dans l’Atlantique. Les Américains retrouvent de l’intérêt pour la Méditerranée orientale, qu’ils avaient désinvestie depuis la fin de la guerre froide. En octobre 2021, Washington et Athènes ont renouvelé leur accord de défense mutuelle et de coopération. Les forces américaines peuvent désormais disposer d’un accès « sans entrave » aux ports de Souda (Crète) et d’Alexandroupoli (nord de la Grèce), près des Dardanelles et de la mer Noire.
Une « position compliquée » pour la Turquie
Au mois de mars, trois grands avions-cargos ont déchargé à Alexandroupoli des dizaines de véhicules blindés et autres matériels de défense qui ont ensuite été convoyés vers l’Europe de l’Est (Roumanie, Pologne). Le 16 mai, le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, doit se rendre à la Maison Blanche. Au cœur des discussions, d’après la presse grecque, la transformation d’Alexandroupoli en « Souda du Nord », ainsi que le rôle de la Méditerranée orientale dans le conflit russo-ukrainien.
Sécuriser la région méditerranéenne, c’est aussi préserver ses intérêts économiques : 65 % de l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne et 30 % du commerce mondial y transitent. Pour Moscou, la mer Méditerranée est aussi d’une grande importance commerciale. Dans un article de la Revue Défense nationale, intitulé « Le retour de la Russie en Méditerranée orientale », Théo Bruyère-Isnard, chercheur à Sciences Po, souligne que « les détroits turcs entre les mers Noire et Méditerranée voient passer chaque jour 3 millions de barils de pétrole (3 % du commerce mondial), exportés depuis la Russie et la mer Caspienne, auxquels s’ajoutent environ un quart des exports mondiaux de grains (d’Ukraine et de Russie) ».
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La Turquie a demandé à tous les acteurs de la crise ukrainienne de s’abstenir d’envoyer des bâtiments de guerre pour traverser le Bosphore, dans un souci de désescalade des tensions. « Mais, au fur et à mesure que la situation se dégrade en Ukraine, les Turcs se trouveront dans une position compliquée et seront exposés à des pressions croissantes pour faire passer des navires au niveau du Bosphore », commente Dorothée Schmid. Si, en temps normal, la Turquie aurait vu d’un mauvais œil le renforcement de l’alliance gréco-américaine, « elle se réjouit plutôt actuellement de ne pas être seule en première ligne, poursuit la chercheuse. Le conflit en Ukraine a eu au départ pour effet d’apaiser les tensions en Méditerranée orientale et de réconcilier les Grecs et les Turcs. Mais l’actuelle remilitarisation de la zone, avec la concentration d’un nombre important de navires de l’OTAN et de la Russie, est loin d’être rassurante ».
Le Monde, 26 avril 2022, Marina Rafenberg, Photo/Murad Sezer/Reuters