« Les chefs d’Etat turc et russe se sont rencontrés jeudi, marquant encore plus un rapprochement dénoncé par l’Union européenne. Erdogan poursuit toutefois son délicat jeu d’équilibrisme entre refus d’appliquer les sanctions envers Moscou et coopération dans le cadre de l’export des céréales ukrainiennes » analyse Hala Kodmani dans Libération du 14 octobre 2022.
Emmanuel Macron, qui a appelé mercredi, lors de son interview sur France 2, Vladimir Poutine à «revenir à la table des discussions», semble avoir été entendu. Mais c’est autour de celle qui serait dressée par Recep Tayyip Erdogan que le président russe serait prêt à s’asseoir. Les chefs d’Etat turc et russe se sont en effet retrouvés jeudi pour leur quatrième tête-à-tête en trois mois, en marge du 6e sommet de la Conférence pour l’interaction et les mesures de confiance en Asie (CICA), organisé au Kazakhstan. Ils ont joué un duo de plus en plus accordé.
Vladimir Poutine a proposé à son homologue turc de créer un «hub gazier» en Turquie pour exporter du gaz à l’Europe, au moment où les livraisons russes vers l’UE sont affectées par les sanctions et les fuites des gazoducs Nord Stream. Il a fait l’éloge de la Turquie, qui s’est avérée être «actuellement l’itinéraire le plus sûr» pour les livraisons.
Rapport accablant de l’UE contre la Turquie
Quelques heures avant la rencontre entre les deux chefs d’Etat, le conseiller diplomatique du Kremlin, Iouri Ouchakov, a déclaré : «Les Turcs proposent leur médiation. Si des contacts russo-ukrainiens devaient avoir lieu, ils se feraient sur le territoire turc.» Il a fait une nouvelle fois l’éloge de la position de la Turquie, qui «ne se joint pas par principe aux sanctions illégitimes occidentales» imposées à la Russie en raison de son offensive en Ukraine.
Ce nouveau rapprochement russo-turc intervient au lendemain d’un rapport accablant de l’Union européenne sur la position «non alignée» de la Turquie dans le conflit ukrainien. Tout en saluant les efforts de médiation d’Ankara et rappelant son rôle vital dans l’accord sur l’exportation des céréales d’Ukraine à travers la mer Noire, la Commission européenne a agité le drapeau rouge face à la collaboration économique grandissante entre la Turquie et la Russie. Le Commissaire européen au voisinage et à l’élargissement, le Hongrois Olivér Várhelyi, a dénoncé le refus d’Ankara d’appliquer les sanctions prises contre Moscou et pointé les relations commerciales et financières resserrées entre les deux pays, qui ont signé un mémorandum d’entente. Le rapport de 140 pages évoque notamment la non-fermeture de l’espace aérien turc aux avions russes ainsi que les facilités accordées aux oligarques russes de s’installer et d’investir en Turquie.
Le jeu d’équilibrisme d’Erdogan
Depuis Astana, Erdogan a réagi indirectement aux accusations européennes en défendant les liens économiques de son pays avec Moscou et promettant de poursuivre l’exportation de céréales ukrainiennes. Il a regretté toutefois que la majorité des exportations, rendues possibles par l’accord international scellé le 19 juillet avec les Nations unies, la Russie, l’Ukraine et la Turquie, aient été dirigées essentiellement vers les pays développés. «Nous sommes déterminés à poursuivre et renforcer l’accord d’Istanbul et à transporter également les céréales et les engrais russes via la Turquie, vers les pays en voie de développement», a déclaré le président turc.
Mais entre Poutine qui ne cesse de l’amadouer et l’Europe de le condamner, le jeu d’équilibrisme délicat que tente d’observer Erdogan depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie devient de plus en plus difficile à tenir.
Libération, 14 octobre 2022, Hala Kodmani, Photo/Turar Kazangapov/Reuters